« Telle qu’elle émerge en France, l'idée du sabotage ne se résume pas à une critique des machines, mais tient plutôt dans la condamnation du travail humain tel qu'il est valorisé par les capitalistes. » Après avoir évoqué la « préhistoire du sabotage », Victor Cachard cherche à établir une définition du terme en partant de sa défense conceptuelle par Émile Pouget et son adoption comme tactique militante, sous l’impulsion de celui-ci, par la toute jeune Confédération générale du travail en 1897. Contre l’instrumentalisation étatique du sabotage à partir de la Seconde Guerre mondiale, il circonscrit son usage au monde du travail et propose une contre-histoire en distinguant trois étapes : la révolte contre les bureaux de placements en France de 1886 à 1904, la grève des PTT et des chemins de 1909 et 1910, et le sabotage de la mobilisation à la veille de la Première Guerre mondiale.
Il revient sur l’invention de l’écriture, en Mésopotamie, au quatrième millénaire, comme « outil de domination politique » et rappelle que Claude Lévi-Strauss voyait la lutte contre l’analphabétisme comme un moyen d’imposer la fiction publique selon laquelle « nul n’est censé ignorer la loi ». Il raconte aussi comment les documents écrits ont souvent été falsifiés, les règlements ignorés, les registres fonciers corrompus, les bibliothèques, depuis celle d’Alexandrie, « instrument de pouvoir et de propagande dédié au culte du savoir hellénistique », incendiées. « L’histoire sociale du Moyen Âge se présente comme un défi permanent à l'autorité de l’écriture, synonyme d'allégeance à l'État et à l’Église. » Il présente l'architecture comme « le prolongement, à l'échelle des paysages, de l’écriture à l'échelle de la tablette ». « Les mécanismes d'organisation sociale, les plans d'aménagement des territoires, d’enclavement et de désenclavement, parce qu'ils déploient de grands moyens et visent à unifier l'espace pour se l’approprier, comportent toujours une dimension combattive que cherchent à entraver, en marge des cités, de petites communautés de saboteurs et saboteuses. » Le processus de féodalisation est poursuivi par le pouvoir religieux avec le déploiement des clochers, à partir de l'invention de l'horloge mécanique au XIIIe siècle, permettant au temps de devenir une « pure abstraction autonome insensible au rythme des choses », le transformant en « une marchandise que l'on peut perdre ou gagner ». Mais les horloges des usines peuvent aussi être détournées au service des révoltes. Autrefois orienté contre les techniques d’oppression, le sabotage s’oppose désormais au travail, devenu rapport de production aliénant.
Émile Pouget le définit comme une adaptation du travail (de mauvaise qualité) au salaire (insuffisant), familiarisé avec la pratique du ca’canny ou go canny – que l'on peut traduire par l’expression « vas-y doucement » – pratiquée et popularisée par les dockers de Glasgow pendant la grève de juin 1889, qu’il découvre lors de son exil à Londres. Quelle que soit sa forme, le sabotage vise à ralentir le temps productif, refusant les injonctions à l’accélération des activités. Depuis la révolte des luddites, au début du XIXe siècle, le sabotage s’attaque à « l'alliance organique du travail et de la technique [qui] intensifie l'exploitation au point de déshumaniser et dévitaliser toutes les activités ». « Lorsque la CGT ratifie officiellement la pratique du sabotage au congrès confédéral de Toulouse, elle fait savoir aux capitalistes que le travailleur ne respectera la machine que le jour où elle sera devenue pour lui une amie qui abrège le travail, au lieu d'être comme aujourd’hui, l’ennemie, la voleuse de pain, la tueuse de travailleurs ».
En France, dans les années 1900, le sabotage répond à l’impasse dans laquelle s’enlisent les mouvements ouvriers avec les pratiques de la propagande par le fait, pratiquée en réaction à la montée en puissance de la violence d’État, et des grèves partielles qui refusent l'affrontement direct et n'aspirent à la réalisation d'une société meilleure qu’en passant par une infinité d’étape. Face aux réformistes, le syndicalisme révolutionnaire prône l'action directe, le sabotage, le boycottage et la grève générale. L’auteur effectue une longue rétrospective de ces quelques années pendant lesquelles l'initiative individuelle, avec le soutien de groupes affinitaires prend la relève de la spontanéité ouvrière désamorcée par les intellectuels, depuis la destruction de la statue de Thiers à Saint-Germain-en-Laye en juin 1881, par un groupe anarchiste infiltré par la police, jusqu’à Charles Gallo, Ravachol, Émile Henry, Santé Geronimo Caserio. Entre 1893 et 1894, des lois réprimant quiconque remet en cause l’autorité de l’État, sont votées. La presse anarchiste disparait, imprimeurs et militants sont embastillés. L’apparente clémence judiciaire et les réformes sociales, portées notamment par Alexandre Millerand, visent à redorer le blason de la IIIe République. L’histoire de la pyrotechnie montre comment le renforcement des contrôles de l'État contribue au coup d’arrêt de la propagande par le fait, autant que les dissensions internes à la mouvance anarchiste à propos de l'usage de la violence. Le syndicalisme révolutionnaire nait de l’infiltration des corporations ouvrières par les anarchistes.
Victor Cachard dégage une logique générale du sabotage qui recouvre différentes catégories : sabotage actif ou passif, partiel ou total. Le ralentissement ou le blocage de la production, circonscrit au monde du travail, s’en détache, avec la grève générale, dans une perspective révolutionnaire. Il analyse quelques moment historiques qu’il considère comme particulièrement emblématique : les campagnes de sabotage contre les bureaux de placement, contre « les laborieuses conditions qui ont ôté la vie à de nombreux terrassiers » pendant la construction du métro parisien, renommé alors le « nécropolitain », contre les lignes de transmissions des télégrammes pour une revalorisation des salaires, contre les lignes de chemins de fer, face au constat de l’inefficacité de la grève, contre la mobilisation à la veille de la Première Guerre mondiale.
En conclusion, il rappelle que les controverses théoriques comme le « pacifisme totalitaire », la non-violence « érigée en principe », sont des freins à l’émancipation car c’est bien l’action, la diversité des pratiques de résistance, qui font avancer l’histoire. Essai d’une grande rigueur analytique, qui passe au crible de l’étymologie, de l’histoire des luttes et de celle des idées, le concept de sabotage dans toutes ses acceptations, avec un grand souci de la nuance et de la précision, afin de rendre à cette pratique tout son potentiel révolutionnaire.
Ernest London
Le bibliothécaire-armurier
HISTOIRE DU SABOTAGE
1 – Des Traîne-savates aux briseurs de machines
Victor Cachard
310 pages – 17 euros
Éditions Libre – Herblay – Novembre 2022
www.editionslibre.org/produit/histoire-du-sabotage-i-des-traines-savates-aux-briseurs-de-machines/
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