19 avril 2023

MICROCOSMOS

Articulant toutes les échelles du vivant et s’appuyant sur les témoignages fossiles de la vie microbienne primitive, le décodage de l’ADN et les découvertes sur la composition de nos propres cellules, la biologiste américaine Lynn Margulis (1938-2011) et le spécialiste de l’évolution Dorion Sagan (1959) font voler en éclat les idées reçues quant aux origines de la vie et aux dynamiques de l’évolution. Ils montrent qui la symbiose est au coeur de celle-ci. Les micro-organismes sont les ancêtres et le substrat actuel de l’ensemble des êtres vivants sur Terre, prêts à s’étendre et à se modifier les uns les autres : « de la paramécie à la race humaine, toutes formes de vie sont des agrégats méticuleusement organisés et élaborés de formes de vie microbiennes en évolution » qui coopèrent en permanence.

Des trois milliards et demi d’années où la vie a existé sur Terre, l’histoire de l’humanité ne représente qu’à peine 1%. La division entre les formes de vie ne réside pas entre les plantes et les animaux, mais entre les procaryotes (organismes composés de cellules sans noyau, les bactéries) et les eucaryotes. Pendant les deux premiers milliards d’années, les procaryotes ont transformé en permanence la surface et l'atmosphère de la planète, inventant et miniaturisant tous les systèmes chimiques essentiels à la vie : fermentation, photosynthèse, respiration oxygénée, retrait de l'azote contenu dans l’air, grâce à trois dynamiques : la faculté d'orchestration dont dispose l’ADN (grâce à celui-ci, la cellule vivante tromper la mort en fabriquant une copie d’elle-même), un génie génétique naturel permettant des transferts rapides et routiniers de matériaux génétiques d'un individu à l’autre (le rythme de recombinaison est bien supérieur à celui des mutations), l'alliance symbiotique permanente avec les mitochondries (organismes descendant des bactéries qui nageaient dans les mers primitives et respiraient de l'oxygène il y a 3 milliards d’années, qui résident dans les cellules et leur permettent d’utiliser l’oxygène). 10 % de notre masse corporelle sèche est composé de bactéries, dont certaines, qui ne sont pourtant pas congénitales, sont indispensables à notre survie. Une telle coexistence n’est pas une bizarrerie de la nature : c'est l'étoffe même de l’évolution. »

Au cours du premier million d’années après le Big Bang, l’univers s’est refroidi, passant de 100 milliards à environ 3 000 degrés. Puis 5 à 15 milliards d’années s’écoulèrent pendant lesquelles tous les éléments lourds connus aujourd’hui furent créés. La masse terrestre, constituée il y a environ 4,6 milliards d’années, remplissait déjà les conditions d’émergence de la vie : proximité du soleil, présence d’eau sous forme liquide. L’atmosphère se forma lentement, l’eau érodant les montagnes, entrainant minéraux et sels dans les lacs et les océans, et la Terre dégageant de nouveaux gaz.

En 1973, un océanographe a découvert, à la limite des grandes plaques terrestres où les sulfates remontent des profondeurs du manteau, des communautés de vers tubulaires géants qui se nourrissent de bactéries filandreuses, lesquelles puisent leur énergie dans les gaz riches en hydrogène. Là pourrait se trouver l’origine de la vie. À l’époque hadéenne, certaines combinaisons chimiques ont été favorisées. Certaines molécules servirent de catalyseur, favorisant et accélérant l’union ou la dissociation d'autres molécules sans se détruire elles-mêmes, produisant de l'ordre et des structures au sein des processus chimiques. Ces processus cycliques ont formé la base des premières cellules, puis des structures composées, préservant « des éléments clés du passé en dépit des fluctuations et des tendances au désordre de l'environnement général ». Ces tendances à l'autoréférence et à l'autocatalyse se sont établies fermement, puis cette organisation fut poussée plus loin par les structures autopoïétiques, qui remplaçaient constamment leurs constituants chimiques sans perdre leur identité.

« Le langage génétique, fondée sur l’ARN et l’ADN, a émergé de la Babel chimique des temps archéens. » Un bref exposé explique son fonctionnement, commun à toutes les cellules de tous les êtres vivant depuis 3,5 milliards d’années. Les premières bactéries se sont alors répandues jusqu'à couvrir, en s’interconnectant, la surface jusqu'alors stérile de la planète, modifiant la composition des eaux et de l'atmosphère, envahissant les sédiments.

En 1977, un paléontologue découvrit au Swaziland, en Afrique du Sud, dans des veines de dépôts carbonés proches de la houille – signe de la présence d'une vie photosynthétique –, restes d'un marécage tropical remontant à 3,4 milliards d’années, des fossiles de bactéries, preuve tangible qu'elles prospéraient déjà 500 millions d'années après la formation des premières roches terrestres. Si la réplication de l’ADN est nécessaire à la continuité de la vie, les processus de l’évolution nécessitent des mutations. En raison de leur petite taille, les bactéries réagissent rapidement à leur environnement. Certaines se divisent toutes les vingt minutes ce qui donne une population de 2144 individus en deux jours. Si seule une division par million aboutit à un individu différent, celui peut vite s’étendre à tout son habitat. Les auteurs présentent différents processus (la fermentation, la capacité à fixer l’azote, la transformation de nourriture en déchets par les unes et de déchets en nourriture par les autres, la photosynthèse, la fabrication de l’ATP (molécule qui stocke de l’énergie), etc), innovations métaboliques qui n’ont jamais disparu. Le « sexe bactérien » permet à deux individus de s’échanger des gènes sans se reproduire.

« Il n'existe pas, au sens strict, de véritables espèces dans le monde des bactéries. Les bactéries forment un organisme unique, une entité capable de génie génétique à l'échelle de la planète. » Une bactérie ne fonctionne jamais comme un individu isolé, de par son petit nombre de gènes et son métabolisme incomplet, elle doit nécessairement vivre en équipe.

Il y a environ 2 milliards d’années, des microbes photosynthétiques découvrent l’eau et, dans leur appétit d’hydrogène, modifient l'atmosphère terrestre en dégageant un déchet toxique pour la vie primitive : l’oxygène, qui oxyde les minéraux présent dans le sol, puis s’accumule dans l’air. Pendant l’Archéen et le Protozoïque, la teneur en oxygène passa d’une part pour un million à une part pour cinq, décimant de nombreuses espèces de microbes. En réaction, la respiration aérobie apparut. « Les microbes, selon toute apparence, n’ont pas projeté d'enrayer une crise écologique aux proportions extraordinairement alarmantes, mais ils ont réussi ce qu’aucun organisme gouvernemental, aucune bureaucratie ne serait capable de faire aujourd’hui. » Un bouclier d’ozone s'est formé dans la stratosphère. Par leur production de nourriture et d'oxygène à partir de la lumière, les microbes sont le fondement d'un « cycle alimentaire planétaire ».

Lynn Margulis et Dorion Sagan expliquent ensuite l’apparition brutale des cellules nucléées (eucaryotes) par l’évolution de la coopération entre bactéries : les mitochodries et les plastides seraient d’anciennes bactéries procaryotes qui se seraient retrouvées « piégées » à l’intérieur d’autres, digérant les déchets cellulaires. La symbiose serait à ainsi l’origine des cellules nucléées. « L'histoire démontre avec force qu'une forme ou une autre de coopération est inévitable entre organismes obligés de vivre et de survivre ensemble. Elle montre la ténuité de la ligne qui sépare la compétition de la coopération dans l’évolution. » Dès lors, la notion d’individu apparait comme une abstraction : « Un organite qui vit à l'intérieur d'une amibe qui vit dans les intestins d'un mammifère qui vit dans une forêt de la planète habite plusieurs mondes emboîtés, qui fournissent chacun leur propre cadre de référence et leur propre réalité. »  La capacité de mouvement proviendrait de l’alliance avec des spirochètes, modifiant le microcosme « comme la machine à vapeur a modifié la civilisation humaine ».

La reproduction sexuelle apparait, « biologiquement parlant », comme un « embarras superflu », « une perte de temps et d’énergie ». Impossible, hélas, de reprendre dans le détail ici chacune des démonstrations avancées, toutes plus intéressantes les unes que les autres.

Les premiers animaux, « colonies multicellulaires de microbes collés les uns aux autres », ont du apparaître il y a deux milliards d’années, puis aborder la terre ferme il y a 425 millions d’années. D’abord mous ils ont ensuite développé coquilles et squelettes. Les premières algues, ancêtres des plantes, seraient devenues terrestres il y a 400 millions d’années. Les espèces animales se sont adaptées à la terre en transportant leur environnement antérieur avec elles.

Un chapitre, placé sous l’égide caustique de Mark Twain, s’en prend à l’ego de l’Homo sapiens, qui n’est aucunement « le dernier barreau d’une quelconque échelle de l’évolution », et invite à beaucoup d’humilité, rappelant qu’ « historiquement, les espèces proches de leur extinction se reproduisent souvent à profusion ». Cette prospective se poursuit en insistant sur la nécessité que les humains passent plus rapidement « de l’antagonisme à la coopération » : « Le trajet qui conduit de la gloutonnerie avide, de la satisfaction immédiate, à la coopération à long terme, a été parcouru maintes fois dans le microcosme. En fait, il ne réclame ni prévoyance ni intelligence : les brutes destructrices finissent toujours par se détruire elle-mêmes – laissant automatiquement ceux qui s'entendent mieux avec les autres hériter du monde vivant. »

Somme absolument passionnante qui démontre définitivement la centralité de la symbiose dans l’évolution. Indispensable et profondément enthousiasmant !

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier


MICROCOSMOS
4 milliards d’années de symbiose terrestre
Lynn Margulis et Dorion Sagan
Traduction de Gérard Blanc et Anne de Beer
424 pages – 16 euros
Éditions Wildproject – Collection « Critique de la politique » – Marseille – Mai 2022
wildproject.org/livres/microcosmos
Titre original : Microcosmos : Four Billion Years of Evolution from Our Microbial Ancestors, Summit Books, New York, 1986.



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