Économiste et sociologue du travail, Bernard Friot cherche à comprendre l’obstination des classes dominantes à conduire depuis 35 ans des contre-réformes sur les retraites malgré une constante et forte impopularité, et surtout l’échec quasi systématique des mobilisations.
17 millions de personnes sont en retraite, soit le tiers des majeurs. Alors que le taux de remplacement (c’est-à-dire le rapport entre la première pension nette et le dernier salaire net) était en moyenne de 84% au début des années 1990, grâce à la hausse du taux de cotisation qui a doublé entre 1967 et 1991, il n’est plus aujourd’hui que de 75%, pour un âge de départ plus tardif, à cause des attaques contre les conquis sociaux menées à partir de 1987 par les gouvernements successifs en accord avec le patronat. Au début des années 1980, la décote pour les travailleurs disposant à 60 ans d'une carrière complète, qui était alors de 37,5 années, est supprimée. Le seul échec des réformateurs est la victoire des cheminots contre la mise en cause de leur régime par le gouvernement Juppé en 1995 ; mais Sarkozy la mettra en place en 2008.
« La pension relève du droit du travail : elle n'est ni un patrimoine relevant du droit de propriété, ni une allocation relevant du droit de l'aide sociale. […] Aucune puissance économique ou politique ne peut réduire ou supprimer la pension, ni imposer aux retraites des tâches qu'ils ou elles ne veulent pas faire. C'est une expérience formidable d'autonomie populaire par rapport au patronat et à l'État capitalistes. » Elle a été construite, au cours du siècle dernier, comme « continuation d'un salaire de référence, sans que soit tenu compte des cotisations », comme « salaire de libre activité, déconnecté de l’emploi" et qui met en cause le monopole de la bourgeoisie sur la définition et l'organisation de ce qui est produit ». Les réformateurs s'attaquent à cette nature de salaire des pensions en construisant la retraite comme un temps hors travail pendant lequel les anciens actifs bénéficient, à travers les cotisations des actifs, de la « solidarité intergénérationnelle » dont ils avaient fait preuve eux-mêmes par leurs cotisations. Les opposants perdent parce qu'ils restent sur le terrain des réformateurs en défendant la retraite comme fin du travail. Pour Bernard Friot, « l'enjeu est de généraliser à tous les majeurs la situation des retraités, la réalisation d'activités socialement utiles sans être tributaire du marché du travail ».
Pour renforcer la dimension pédagogique de son propos et inclure davantage encore ses lecteurs, Bernard Friot a recours à des dialogues fictifs. Il rappelle que des régimes par répartition, l’Agirc-Arcco, ont été créés dès 1947 par le patronat, en réponse au régime général de 1946, dans lesquels la pension est calculée en fonction des cotisations, selon la logique du revenu différé. Pourtant, aujourd'hui encore, la logique de la pension comme poursuite du salaire après emploi, comme la construit Ambroise Croizat en 1946, transposant le régime de pensions des fonctionnaires aux salariés du privé, s’applique aux trois quarts des pensions. Alors que dans le privé ce sont les postes qui sont qualifiés, dans la fonction publique ce sont les personnes. Croizat a généralisé un calcul de la pension selon deux paramètres : un salaire de référence et des trimestres validés, sans tenir compte des cotisations. « La pension n'est pas un revenu différé mais un salaire continué. » L’auteur explique également pourquoi l’expression « solidarité intergénérationnelle », pertinent pour la famille ou le voisinage, pose problème dans la définition du statut de la personne au travail. La durée d’accès normal aux conditions normales du CDI de la Convention collective se réduit considérablement : les « jeunes » sont discriminés dans leurs droits salariaux de 14 à 35 ans sous prétexte de « formation en alternance », puis d’ « insertion dans le travail », les « seniors » le sont à partir de 50 ans. Pour lui, « la lutte des classes n’est pas le conflit pour un meilleur partage de la valeur entre deux acteurs légitimes » mais la mise en œuvre de « la contradiction antagonique entre une bourgeoisie qui entend conserver son monopole sur le travail et une classe révolutionnaire, le salariat, lui ôtant tout pouvoir sur le travail ». Le salaire ne doit plus être « la contrepartie d'une activité passée sur laquelle le travailleur n'a aucune prise […] mais l'attribut politique permanent de toute personne majeure, reconnaissant de manière continue, quel que soit son rapport ici et maintenant à la production, la responsabilité du citoyen sur l'objet et les modalités du travail ».
Bernard Friot montre que la capitalisation reste très marginale dans les réformes depuis 35 ans car la préoccupation des capitalistes est de réduire et d’éviter l’indépendance des travailleurs par rapport au contrat de travail : supprimer le droit au salaire des retraités pour le remplacer par le droit au différé de leurs cotisations. La suppression du droit au salaire pour les personnes sans emploi relève de la même logique. En 1987, les pensions du régime général qui étaient indexées sur les salaires, l'ont été sur les prix. Cette mesure, instrument essentiel du recul des pensions depuis 35 ans, n’est jamais remise en cause par les opposants qui ne proposent finalement que des amendements à la réforme. « Sortir de la défaite suppose une proposition forte, étrangère à la logique des réformateurs. » « Pour travailler, il ne faut pas que des ressources naturelles et des travailleurs. L'énergie, les matières premières, les outils, la logistique, la recherche-développement, tout ce qui est nécessaire à la production des biens et des services de consommation, et cette production elle-même, ne demandent que des ressources naturelles et des travailleurs. Que faut-il pour qu'il y ait des travailleurs qui décident démocratiquement de ce qui va être produit, en fonction des besoins sociaux et de notre inscription dans l'ensemble du vivant et de la nature, et non pas dans leur déni ? Que faut-il pour qu'il y ait des travailleurs qui, propriétaires d'usage de leurs outils, réalisent ce qui est décidé ? Il faut et il ne faut qu'une avance des salaires. La prétendue nécessité d'une avance en capital est une croyance qui nous livre à la folie écologique et anthropologique du capitalisme. » L'adhésion au travail tel que l'organise la classe dirigeante n'ayant jamais été aussi faible, le souci de celle-ci est d’assurer la mise au travail d'une population réticente. L'auteur déconstruit les dogmes de « la religion capitaliste » qui ne sont pas remis en cause par les opposants aux réformes :
Seule l'avance des salaires est nécessaire à la production. L'avance en capital est parasitaire.
L'investissement est toujours, en réalité, le produit d'un travail
La « révélation de la valeur par le marché » déconnecte les prix de la production et les transporte vers « un ailleurs spéculatif ».
La « propriété lucrative » justifie le versement de dividendes.
La « valeur travail » est le fondement du « salaire résultat ».
« Gagne-pain et gagne-temps libre, le travail est pour celui qui l’exerce un moyen pour autre chose que son objet. » Du point de vue capitaliste, les activités des fonctionnaires ne sont pas productives mais considérées comme des dépenses (de santé, d’éducation,…), bien qu’il y ait production de soins, d’éducation,… De même, le statut de « bénévoles » des retraités a un fondement idéologique qui nie leur statut de salariés. Bernard Friot préconise une retraite à 50 ans avec une pension, dans le public comme dans le privé, à 100% net des six meilleurs mois, primes incluses, quelle que soit la carrière, portée au salaire moyen (2 500 euros net en 2022) s’il est inférieur et ramené à 5 000 euros net s’il est supérieur, afin de contenir à compter de cet âge la hiérarchie de salaire de 1 à 2. Le financement serait assuré par un changement d’assiette de la cotisation : la valeur ajoutée et non plus la masse salariale.
Le changement de point de vue radical opéré par Bernard Friot sur la question de la retraite, par un rappel de ce qu’elle est réellement, ouvre des perspectives qui nous permettent de sortir du terrain que nous imposent les réformateurs et de l’impasse dans laquelle ils nous contiennent. Il nous offre un redoutable point d’appui pour envisager un véritable changement systémique.
Ernest London
Le bibliothécaire-armurier
PRENONS LE POUVOIR SUR NOS RETRAITES
Bernard Friot
114 pages – 8 euros
Éditions La Dispute – Paris – Février 2023
ladispute.fr/catalogue/prenons-le-pouvoir-sur-nos-retraites/
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