21 septembre 2023

ÉTRANGER

Après avoir rapidement rappelé l’évolution du concept d’étranger avant l’apparition des États-nations, Karine Parrot, professeur de droit à l'Université de Cergy, montre que cette catégorie, loin d’être naturelle, est soumise à un régime spécial et arbitraire plus ou moins sévère et cruel suivant les besoins de l'économie et les considérations politiques du moment, par un droit ségrégationniste et un racisme systémique de l'État et de ses institutions, pour satisfaire le marché du travail et organiser la sélection des candidat·es suivant leur origine.

Pendant une grande partie du Moyen Âge, l'étranger était d'abord le non-chrétien, le juif, le musulman. À partir du XIIIe siècle, les limites du royaume se figent et « l’étranger au royaume » fait son apparition, même si dans la vie quotidienne, l'étranger continue d'être celui qui vient d'une autre vallée. Avec la Révolution, les Français deviennent des citoyens. Adopté en 1804, le Code civil, le Code Napoléon, ôte toute dimension politique émancipatrice à la catégorie de Français et pose les prémices de la nationalité qui s’acquiert par filiation paternelle : le droit du sang vient supplanter le critère de résidence utilisé sous l'Ancien Régime et par les révolutionnaires. « En décrétant que l'on naît français par les liens du sang, le Code Napoléon liquide en quelque sorte le peuple français comme entité politique. » En 1899, la première loi sur la nationalité est adoptée pour attribuer celle-ci « aux jeunes hommes nés en France de parents étrangers », afin d’alimenter le contingent de soldats et celui des colons français en Algérie où les Italiens et les Espagnols sont nombreux à s'être installés.
Avec la « grande dépression » de 1880, le thème de la protection du travail national fait son entrée dans la presse et le discours politiques, aboutissant en 1893 à l'adoption de la première loi sur le séjour des étrangers en France et à la création d'un registre et de certificats d’immatriculation des étrangers. Dans les faits, elle restera largement inappliquée mais le processus est engagé. En 1917, est créée la « carte d'identité d’étranger », puis en 1921 la carte nationale d’identité. Car « les dispositifs de contrôle et de surveillance imaginés contre les catégories marginales – les étrangers, les délinquants… – finissent toujours par valoir contre l'ensemble de la population. »

Karine Perrot explique comment et à qui les États décident d'octroyer leur nationalité : moyennant une « donation » de 610 000 euros dans le cas de Malte (permettant du même coup d'obtenir la citoyenneté européenne), ou dans l'objectif de repeupler, coloniser, déporter, précariser dans le cas de la France. En 1927, celle-ci adopte un texte qui naturalise des milliers de travailleurs étrangers, que cherchera ensuite à dénaturaliser Pétain, avec une autre loi. Dans l'Algérie occupée, l'administration crée une catégorie juridique de sous-Français, des personnes françaises privées de droits politiques. Elle multiplie les exemples qui montrent que la nationalité est d'abord « un outil forgé par l'État pour fournir de la chair à canon, discipliner les travailleurs, assujettir et humilier les colonisés, réguler l’immigration, bref, gérer les populations ». Après le milieu des années 1970, une nouvelle « crise » économique convainc les hauts fonctionnaires de la nécessité de fermer les frontières et de réduire l'immigration au strict nécessaire.

La condition d’« assimilation à la communauté française », définie par la loi depuis 1945 sans être jamais remise en cause, sert de « fondement aux pratiques institutionnelles les plus ouvertement racistes ». Les personnes supposées de culture ou de religion musulmanes sont systématiquement soupçonnées d'être mal assimilées. Depuis 2011, un questionnaire ouvertement raciste permet de vérifier si les candidat·es à la nationalité française « adhèrent aux principes et valeurs essentielles de la république », qui permet, par exemple, de leur demander ce qu'ils pensent de l'interdiction de porter le voile à l'école, qui conduit la voiture, etc. Bien que la condition de richesse ne figure pas dans la loi, l'administration et le Conseil d'État exigent, pour être naturalisé, une bonne « insertion professionnelle ».

L'auteur raconte comment l'importation de main-d'œuvre a été organisée selon les besoins : acheminement, pendant la Première Guerre mondiale, de près de 260 000 travailleurs depuis la Chine et les colonies pour être affectés à l'industrie de guerre ou dans l'agriculture, jusqu'à la signature de l’armistice. Depuis plus d'un siècle, les personnes étrangères occupent les emplois les plus pénibles, ceux dont les Français·es ne veulent pas. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, les hauts fonctionnaires s’accordent pour élaborer à huis clos les grandes lignes du droit des étrangers, avant l'investiture d’une nouvelle assemblée législatives, avec l'idée que l'immigration européenne doit être privilégiée face à celle nord-africaine, jugée fainéante et inassimilable. En 1951, la convention signée à Genève sur le statut des réfugiés impose ce statut qui permettra, jusqu'au milieu des années 1970, l'accueil à ce titre de toutes les personnes étrangères qui viennent s'installer en France. L'immigration africaine, notamment en provenance d'Algérie, reste toutefois jugulée par des « contrôles sanitaires » : entre 1963 et 1975 près de 50 000 personnes sont ainsi emprisonnées et expulsées par la police sans aucune base légale. Lorsque ce scandale éclate, l'administration bricole un dispositif juridique avant qu'une loi de février 1981 ne légalise la pratique consistant à enfermer les personnes étrangères le temps de préparer leur expulsion. Une partie des lois visant les personnes étrangères suivent ce processus : « Les technocrates et les policiers décident seuls, ils mettent en place les dispositifs de contrôle et de répression qu'ils jugent nécessaires sans se soucier de leur légalité puis, si besoin, dans un second temps, le législateur est appelé pour donner son aval et légitimer la pratique. Contre les étrangers, et contre les pauvres en général, la loi fonctionne ainsi comme une voiture balai des pratiques administratives et policières illégales. » Les « zones d'attente » où la police enferme certains étrangers à leur arrivée, sont officialisées et légalisées en… 1992. Un « vernis juridico-démocratique » s’applique aussi au tri entre les « vrais » et les « faux » mineurs isolés. La France a été condamnée plus de dix fois par la Cour européenne, depuis 2012, pour des traitements inhumains ou dégradants infligés à des enfants. La chasse aux étrangers et leur enfermement participent à la construction de la catégorie des « clandestins » et alimentent « la figure de l’étranger indésirable, dangereux ».

Karine Parrot documente ensuite les réformes qui se succèdent depuis les années 1980, pour empêcher les étrangers d'accéder au territoire et tenter d’expulser une partie de ceux déjà installés, ainsi que les exactions de l'Agence Fontex, bras armé de la politique européenne de lutte contre l'immigration qui contraint les personnes exilées pauvres à risquer leur vie pour tenter de gagner l'Europe. Selon la définition, est réfugiée une personne persécutée dans son pays en raison de sa race, de sa religion, de ses opinions politiques ou de son appartenance à un groupe social, mais aucunement de ses conditions de vie. La charge de la preuve revenant aux demandeurs il est aisé de rejeter de leur requête, de jeter le soupçon sur leur récit. Toutefois lorsque les « réfugiés ukrainiens » sont arrivés, un texte de 2001 a soudain été redécouvert, permettant d'organiser rapidement leur accueil et leur protection. Selon le projet de loi en cours de discussion, les cartes de séjour temporaires pourraient être refusées ou retirées à ceux dont le « comportement apprécié par le préfet caractérise un rejet manifeste des principes républicains ».

En conclusion, Karine Perrot considère que la « nationalité, celle qui définit en creux les étrangères et les étrangers, est un privilège qu'on reçoit en héritage ou qu'on achète avec le patrimoine familial, comme un titre de noblesse. Si l'on veut en finir avec ce système ségrégationniste, il est urgent de repenser sérieusement les formes d'organisation politique ». S'il faut continuer à se battre sur le terrain des droits, elle encourage surtout – accordant peu de confiance à l’État – à « expérimenter d'autres formes de vie, d'autres manières de faire communauté », à « donner corps à d'autres mondes, des mondes vivables, sans gouvernants, sans gouvernés, sans policiers, sans nationaux et sans étrangers ».
Cet essai, limpide et synthétique, met en perspective la construction utilitariste du concept de nationalité, en évidence le déni et les mensonges de la France et de l’Europe, leur politique anti-migratoire arbitraire et injuste, dénonce « le grand lâchage fasciste des dirigeants européens ».

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier



ÉTRANGER
Karine Parrot
96 pages – 9 euros
Éditions Anamosa – Collection « Le mot est faible » – Paris – Septembre 2023
anamosa.fr/livre/etranger/

Traduction en hollandais de cet article par Thon Holterman : libertaireorde.wordpress.com/2023/09/27/vreemdeling-hoor-wie-klopt-daar/



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