Dans les dernières années de sa vie, souhaitant faire profiter ses camarades de sa grande expérience dans la pratique des organisations ouvrières, Fernand Pelloutier (1867-1901) rédigea cette Histoire des Bourses du Travail. Loin de se considérer comme un théoricien, il préfère raconter avec minutie et humilité, le développement de ce qu’il considérait comme les « administrations de la Commune ouvrière en formation ».
Au lendemain de la Commune, la répression interdisait toute organisation et beaucoup d’ateliers restaient fermés faute d’ouvriers, beaucoup étant décédés, déportés ou exilés. Face à l’Union nationale du commerce et de l’industrie, association des syndicats patronaux, qui prenait une extension considérable et fixait à son gré la valeur et la durée du travail, ne trouvant aucune puissance ouvrière rivale, quelques hommes qui s'étaient écartés de l’Internationale, après l’avoir fondée, par peur de la révolution, déploraient la répression tout en étant satisfaits intimement que la caste bourgeoise leur eut débarrassé la voie qui pouvait mener à la « conciliation entre le capital et le travail ». « Ils posèrent les bases d'associations nouvelles au sein desquelles les ouvriers, s’abstenant de toute critique sur le gouvernement et les lois, se borneraient à traiter de la location du travail dans ses rapports avec les lois de l'échange économique ». Is fondèrent le Cercle de l'union syndicale ouvrière, rapidement dissous, au contraire des quelques 136 chambres syndicales qui, isolées, semblèrent sans doute impuissantes. Une proposition de loi visant à restreindre la liberté des associations ouvrières fut déposée par M Lockroy, mais vivement combattue par le premier congrès ouvrier réuni en octobre 1876 à Arras. Un parti socialiste, nouvellement organisé par Guesde et Lafargue, entre autres, tenta de « catéchiser les travailleurs » à l’occasion du second congrès, à Lyon en 1878. Leurs interventions et les réponses suscitées témoignent d’un « infranchissable fossé entre les partisans de l’action législative et de la conquête des pouvoirs publics et les partisans de l’action économique et corporative ». L’intervention du délégué Ballivet, des mécaniciens de Lyon, est en ce sens fort éloquente : « Les deux principes qu'il faut propager sont le principe de la propriété collective et celui de la négation de l'État. Et bien ! Pendant une période électorale, on ne souffle pas un mot de tout cela. » Cependant, ils avaient pour l’instant la mainmise sur le mouvement ouvrier. Le congrès de Marseille, en 1879, constitua le Parti ouvrier suivant un double programme : politique, avec la moralisation de l'État, et économique. Mais les quelques lois, sur le travail des enfants et la durée du travail, par exemple, jamais appliquées et « rendues inapplicables par le judaïsme des interprétations […] éclairèrent les hommes qui composaient les diverses fractions du Parti sur la valeur de l’action parlementaire ». En 1886, le Parti ouvrier français fonda une union générale des syndicats, la Fédération des syndicats, qui « au lieu d’être une union corporative […] fut dès ses débuts une machine de guerre mise au service du Parti ouvrier français pour aider au succès de l’action électorale ». Or cette même année, est née la Bourse du Travail de Paris, suivie par celles de Béziers, Montpellier, Sète, Lyon, Marseille, Saint-Étienne, Nîmes, Toulouse, Bordeaux, Toulon, Cholet. « Outre le service fondamental du placement des ouvriers, toutes ses Bourses du travail possédaient bibliothèque, cours professionnels, conférences économiques, scientifiques et techniques, service d'hospitalisation des compagnons de passage. » Leur fédération fut décidée au congrès de Saint-Étienne en 1892. Deux ans plus tard, la Fédération des syndicats, qui s’obstinait à s’opposer à toute idée de grève générale, du se dissoudre à Nantes où devait se tenir un congrès commun.
Fernand Pelloutier revient sur l’origine des Bourses du Travail, depuis un rapport de M de Corcelle qui en agita le projet dès 1790. Au VIIIe congrès, tenu à Paris en 1900, on en dénombrait 57, groupant 1 065 syndicats, soit 48% du nombre total des syndicats ouvriers industriels répandus sur le territoire. Il explique leur formation, comme associations « de résistance », contre la réduction des salaires, la prolongation excessive de la durée du travail, l'augmentation exagérée du prix des objets de consommation, et détaille les services essentiels qu’elles proposent : « Les bourse du travail, qui […] aspirent, consciemment ou non, à créer un État dans l'État, entendent monopoliser tout service relatif à l'amélioration du sort de la classe ouvrière. » Le fonctionnement de l’Office de statistique et de placement, créé en 1898, est particulièrement impressionnant : chaque semaine, chaque Bourse doit lui envoyer un état des besoins en main d’oeuvre pour chaque métier sur sa circonscription, informations compilées immédiatement, imprimées et renvoyées à toutes les Bourses. Il s’attarde sur les spécificités des syndicats agricoles et maritimes. Décrivant également le fonctionnement du Comité fédéral, il raconte que « la suppression du président de séance et des votes inutiles ne date que de l'entrée dans le Comité de délégués libertaires ; mais l'expérience eut bientôt convaincu tous les membres qu’entre hommes sérieux et désintéressés il n'est point besoin de pion, chacun se faisant honneur de respecter la liberté de discussion et même (sans faire fléchir ses principes) de maintenir les débats sur le ton de la causerie. »
Fermement convaincu de la nécessité et de l’utilité des Bourses du Travail pour « le bien-être humain », Fernand Pelloutier soutient qu’elles « élabor[ent] dès à présent les éléments d’une société nouvelle » car « à l'idée, déjà ancienne en leur esprit, que la transformation économique doit être l'œuvre des exploités eux-mêmes, s’ajouta l'ambition de constituer dans l'État bourgeois un véritable État socialiste (économique et anarchique), d’éliminer progressivement les formes d'association, de production et de consommation capitalistes par les formes correspondantes communistes ».
Une brève biographie, loin d’être inutile, précède ce texte dense et complet. Ce livre posthume de Fernand Pelloutier permet de découvrir ces institutions mal connues dans toute l’ampleur de leurs ambitions. Si un ouvrage complémentaire sur leur disparition serait le bienvenu, celui-ci importe aussi en ce qu’il défend le principe de l’auto-organisation « des travailleurs par eux-mêmes » et de la construction d’une société nouvelle ici et maintenant.
Ernest London
Le bibliothécaire-armurier
HISTOIRE DES BOURSES DU TRAVAIL
Fernand Pelloutier
Biographie par Victor Dave
Préface de Georges Sorel
306 pages – 21 euros
Éditions Plein Chant – Bassac (16) – Septembre 2023
pleinchant.fr/ajouts/HistoireBourses.html
La première édition de ce livre a été publiée en 1902 par la librairie Schleicher frères.
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