19 novembre 2024

ENFANTS EN GUERRE. GUERRE À L’ENFANCE ?

Depuis le début du XXe siècle, les conflits ciblent les civils, en particuliers les enfants. Depuis 1914, tous les pays belligérants ont suscité l’adhésion idéologique de leur jeunesse. S’il n’est pas possible de penser une « universalité de l’enfance en guerre », textes et images rassemblés dans cet ouvrage par les commissaires de l’exposition éponyme, et qui dessinent « une communauté d’expérience », permettent de montrer que les enfants constituent bien « un objet historique à part entière ».
Depuis sa création en 1918, la Contemporaine, à la fois « laboratoire d’histoire » et « musée d’éducation populaire » installé à Nanterre, collecte et conserve sources et traces d’événements pouvant servir à écrire l’histoire.,

Psychiatre pour bébés, Marie Rose Moro explique que l’expérience de la guerre commence dès la grossesse, car elle attaque la vie où elle se fabrique : dans le corps des femmes. Le développement des enfants dans les guerres est compromis par des évènements traumatiques comme le deuil, la perte d'êtres chers, mais aussi par ce que le pédiatre et psychanalyste d'enfants pendant la Seconde Guerre mondiale, Winnicott, a désigné comme la perte de « la théorie de la vie » c'est-à-dire de la confiance fondamentale qu'ils avaient dans les adultes et en la vie même. Ils peuvent prendre conscience de la mort et de son caractère définitif plus précocement que dans des sociétés en paix : dès l'âge de deux ou trois ans. Les « mineurs non accompagnés » (MNA) subissent une suspicion systématique alors qu’ils attendent protection.

ENDOCTRINER
Depuis 1914, les gouvernements belligérants cherchant à mobiliser de manière symbolique les jeunes générations, développent des discours de propagande contaminés par le patriotisme et la haine de l’ennemi.

Nicolas Patin et Manon Crélot documentent l’endoctrinement de la jeunesse par le régime nazi dont l’objectif était de pénétrer la cellule familiale, véritable projet de « fabrique familiale du nazisme » qui n’eut en réalité pas les moyens de ses ambitions : membres des Jeunesses hitlériennes trop nombreux (2 millions fin 1933) pour être correctement encadrés, persistance des idées religieuses et ouvrières. La guerre investit le champ scolaire dès le début avec une lecture nationale-socialiste de l’histoire du conflit 1914-1918 et un « prisme biologique, eugéniste et raciste », un « enseignement racial ».

Parand Danesh évoque « l’engagement juvénile durant le guerre Iran-Irak (1980-1988) ». L’armée impériale iranienne, purgée et désertée suite à la révolution, a du compter sur l’enrôlement massif de très jeunes hommes, suite à l’invasion irakienne visant à s’emparer des richesses pétrolières. Une « narration théologique » a longtemps nourri, jusqu’à aujourd’hui, la propagande du régime, la mort en martyr étant présentée comme l’accès au paradis. Une clé en plastique était d’ailleurs distribuée à la sortie des écoles par les recruteurs. Les plus jeunes recrues allaient servir de chair à canon lors de missions de déminage. Les albums de famille consultés témoignent d’une évolution vestimentaire vers le modèle du « martyr en puissance », tandis que des portraits officiels serviront aux portraits commémoratifs.

Journaliste au Monde, Allan Kaval a couvert la guerre contre l’État islamique en Syrie et en Irak où il a rencontré, en prison, un jeune homme emmené par ses parents sur la route du djihad à l’âge de 12 ans. De retour en France, il se rend à Roubaix pour retrouver des traces de ce garçon, de sa famille. La France refusant le rapatriement des prisonniers, il suit les grands-parents qui vont le voir en Syrie. Il rencontre également, au Kurdistan irakien, des enfants yézidis, enlevés par l’État islamique et enrôlés dans les milices des « lionceaux du califat », rares victimes à avoir pu s’échapper.


EXPÉRIMENTER
« Contrairement à une idée reçue encore tenace, la guerre vécue à hauteur d'enfant n'est jamais un jeu. »

Ainsi Célia Keren revient sur les transferts d’enfants en Europe qui depuis 1917 permettent de mettre les enfants à l’abri des bombardements ou des pénuries alimentaires, dans d’autres pays, opérations souvent médiatisées et organisées entre anciens pays ennemis pour promouvoir la réconciliation. Les organisations humanitaires internationales comme la Croix-Rouge participent aussi à ces évacuations dans le but de susciter la compassion et de dépasser les rancœurs. Pendant la Seconde Guerre mondiale, elles se font à une échelle inédite : ainsi, en trois jours en 1940, un million et demi d'enfants britanniques sont envoyés à la campagne, et d’autres dans les dominions, sélectionnés pour « préserver la race » en cas de débarquement allemand. Après 1945, les experts de l'enfance sont unanimes pour condamner ce type d'initiatives jugées plus graves et traumatisantes que la faim ou les bombes.

À partir de la Seconde Guerre mondiale, avec la disparition de la frontière entre l’arrière et le front, les plus jeunes deviennent des cibles à part entière. En Europe, les expériences des bombardements et des massacres sont partagées par tous. Les récits qu’en font les enfants sont les mêmes, par-delà les frontières, a constaté Camille Mahé. Des retards de croissance et des aménorrhées ont pu être observés. À partir des dessins et autres sources de produites par les enfants, elle a noté que le conflit n’effraie pas toujours et exerce même parfois un pouvoir d’attraction. En tout cas, il se banalise.

Lydia Hadj-Ahmed s’est basée sur les enquêtes orales réalisées pendant la guerre d’Algérie pour retracer les expériences d’enfants en situation coloniale. Le deuil exige « une discrétion forcée qui se construit dans l’intimité des familles et contre l’ordre colonial ».

Après être revenue sur l’histoire des « enfants appropriés » pendant la dictature argentine, enfants de détenues arrachés à leur mère et confiés à une famille d’accueil liée au régime, Camille Lecuyer explique le traumatisme vécu par ceux qui ont pu être identifiés et retrouvés grâce à l’inlassable travail d’enquête des grands-mères de la Place de Mai : « À la difficulté de voir son identité ébranlée du jour au lendemain s’ajoute alors la dissonance cognitive de savoir que sa famille adoptive a pu être impliquée, de près ou de loin, dans la détention, la torture et la disparition de sa famille biologique. »


CIBLER
Le génocide représente une expérience à part entière.

Les deux tiers des Arméniens ottomans ont péri entre 1915 et 1916, soit 1,2 des 2 millions que comptait la communauté. Des enfants de moins de 10 ans ont été enlevés à leur mère et internés dans des orphelinats d’État ou insérés dans des familles musulmanes. Il s’agissait d’effacer toute trace de leur appartenance première. Des femmes arméniennes de Constantinople qui servaient au domicile des Turques, ou au hammam, soutiraient des renseignements sur ces enfants soudainement introduits. Elles organiseront une filière de repérage et d’exfiltration. Recueillis dans des orphelinats, ils ont raconté brièvement leur parcours sur des fiches d’identification que Anouche Kunth a consultées. En 1948, la Convention des Nations unies retiendra le « transfert d’enfants » comme critère de génocide.

Lors d'un génocide, les enfants sont systématiquement ciblés comme membres du groupe persécuté et spécifiquement en ce qu'ils représentent l'avenir du groupe visé. On estime le taux de survie des enfants juifs d’Europe pendant la Seconde Guerre mondiale entre 6 et 11%, contre 33% pour les adultes. En 1939, ils étaient 1,6 million ; entre 1 à 1,5 million furent tués ; ceux qui ont été déplacés de force ont survécu, subissant une rupture totale avec leur famille, leur langue, leur lieu d’origine. Dans le contexte de la conférence d’Évian de juillet 1938, des Kindertransport sont organisés, des enfants juifs allemands placés, dans des familles chrétiennes en Grande-Bretagne, dans des maisons d’enfants gérées par des institutions juives en France. En 1941-1942, ces derniers sont envoyés aux États-Unis ou évacués dans des familles à la campagne. À la fin de la guerre, la plupart se retrouvent orphelins. Leur famille d’accueil enquête alors pour retrouver un membre survivant de leur famille biologique. Lorsqu’ils sont réunis, ils partagent rarement des liens forts et les enfants se retrouvent confrontés à des dilemmes linguistiques et affectifs.

De même, les enfants constituent le groupe de victimes le plus important lors du génocides des Tutsi, au Rwanda, en 1994. Des viols sur ordre ont été également commis dans une « logique explicite de réappropriation raciale du corps féminin ». Une organisation de rescapés s’emploie à recenser les familles sans survivants, pour lutter contre l’effacement et rétablir les filiations rompues. Les enquêtes visant les « réunifications familiales » sont complexes. Orphelins et orphelines sont souvent regroupés pour former des « familles d’enfants » à la tête desquelles des « chefs de ménages » assument une parentalité précoce, parfois à moins de 14 ans.


SORTIR DE LA GUERRE
Enfin, Bruno Cabanes retrace l’évolution du droits des enfants en temps de guerre.


Cette grande variété d’angles d’approche permet de documenter les expériences enfantines de la guerre, à travers le monde et l’histoire des XXe et XXIe siècles, afin de les appréhender au-delà de leur aspect traumatique. La richesse de l’iconographie et la qualité du travail éditorial, caractéristique des éditions Anamosa, complètent et servent fort justement le propos.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier


ENFANTS EN GUERRE. GUERRE À L’ENFANCE ?
De 1914 à nos jours
Dirigé par Manon Pignot et Anne Tournieroux
232 pages – 32 euros
Coéditions La Contemporaine/Anamosa – Paris – Octobre 2024
anamosa.fr/livre/enfants-en-guerre-guerre-a-lenfance/



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