l’auditeur d’une de ses conférences qui lui demandait un jour « Malgré toutes les nouvelles déprimantes qui nous parviennent comment pouvez-vous garder espoir ? ». Il revient sur des rencontres déterminantes, des évènements qui n’ont cessé de renforcer ses conviction et continuent à le porter.
Il énumère ses lectures d’adolescent qui l’ont convaincu que « l’oppression raciale et l’oppression de classes étaient intimement liées » : LA JUNGLE d’Upton Sinclair, Les Raisins de la colère de John Steinbeck, Un Enfant du pays de Richard Wright puis, raconte ses années d’enseignement au Spelman College d’Atlanta, ville qui connaissait alors une ségrégation aussi stricte que Johannesburg en Afrique du Sud. Dans cet établissement qui accueillait exclusivement des jeunes filles noires, il fut témoin et parfois acteur de nombreuses humiliations et actes de protestation. Il regrette que l’histoire des mouvements sociaux se focalise sur des moments clefs alors que les plus infimes actions peuvent déjà constituer « les racines invisibles du changement social ». Rien n’est jamais insignifiant dans un processus en marche et il est impossible de mesurer l’effet catalyseur de chaque secousse. Il avoue avoir été profondément marqué par Frazier qui était persuadé que s’il disait la vérité, aussi indigeste fût-elle, ses idées d’abord rejetées, finiraient par être acceptées.
Son regard de professeur de droit constitutionnel sur les manifestations d’Albany (Géorgie) et de Selma (Alabama) auxquelles il a participé, est accablant, au point qu’il se demande si les États confédérés n’ont finalement pas gagné la guerre de Sécession, par une « sécession morale ». Il constate combien les amendements garantissant la liberté d’expression, la liberté de réunion et l’égalité devant la loi, sont sans cesse violés. Des fonctionnaires fédéraux, agents du FBI par exemple, assistent sans intervenir à des crimes fédéraux.
Des articles intercalés entre les chapitres autobiographiques apportent un éclairage complémentaire, avec un intérêt toutefois variable. L’un deux analyse es avantages comparés des différentes stratégies réformistes, de la refonte chaotique et spontanée au changement voulu et planifié. Il défend globalement les abolitionnistes en présentant leurs différentes approches et revendications, qui « ajustaient très consciemment leurs propos à l’énormité du mal ». Le radical « considère le compromis comme un processus dynamique, dans lequel ses actes propres participent de la pression globale ». Il considère que, si « la tactique doit s’adapter et se concentrer spécifiquement sur chaque groupe », la modération ne sera jamais efficace face aux plus intransigeants, au contraire d’une action radicale. Ainsi, le parlement de Virginie n’accepta de débattre de l’abolition de l’esclavage qu’à la suite de la violente révolte des esclaves de 1831. Alors que le politicien se démène dans un présent sans fin, le radical ne se préoccupe pas d’un succès immédiat, ni de sa popularité, mais seulement de conscience morale. L’homme politique navigue au gré des vents. « Sans les coups de tempête des réformateurs radicaux, il resterait immobile ou se satisferait aisément de la justice en vigueur. » « Dans le domaine de l’égalité raciale, de Lincoln à Kennedy, les hommes installé au sommet du pouvoir politique ont choisi la prudence, ne cédant, centimètre après centimètre, qu’à la forte pression des « extrémistes », « fauteurs de troubles » et autres « radicaux ». »
Âgé de vingt ans, en 1943, Howard Zinn s’engage dans l’armée de l’air pour « combattre les nazis ». Comme pilote, il participe au bombardement de Royan, au cours duquel de l’ « essence gélifié » est larguée, une des premières utilisations du napalm, trois semaines avant la fin de la guerre. S’il ne doute pas, alors, de la légitimité de cette guerre, il commence à s’interroger. D’autant qu’un canonnier avec qui il s’est lié, lui explique que « ce n’est pas une guerre contre le fascisme. C’est une guerre impérialiste. » En 1960, il fait des recherches sur la bombe atomique et publie un article dans lequel il prouve que le Japon était sur le point de capituler, avant la destruction d’Hiroshima et de Nagasaki. Il raconte comment ses recherches ont progressivement remis en question ce qu’il avait accepté sans réticence : « la parfaite légitimité morale de la guerre contre le fascisme ».
Aussi ne sera-t-il pas dupe lorsque les États-Unis entreront en guerre contre le Vietnam. « Dans ce genre de cas, l’histoire est une discipline fort utile. Quand on est né de la dernière pluie et qu’on ignore tout du passé, on peut aisément gober tout ce que dit le gouvernement. Mais lorsqu’on connaît un peu son histoire, on est en droit d’être un tantinet sceptique, de poser quelques questions et, mieux encore, de chercher à connaître la vérité. » Il participe activement au mouvement d’opposition à cette guerre, qu’il inscrit dans la continuité de la contestation menée par des milliers d’individus, jugés et emprisonnés pour s’être opposés au gouvernement pendant la Première Guerre mondiale, ou par les soldats qui désertèrent en grand nombre pendant la guerre contre le Mexique. Il participe à des meetings à travers tout le pays et, en 1967, écrit un discours pour le président Johnson (reproduit intégralement en annexe), afin que celui-ci explique au peuple américain le changement de politique qu’il lui propose avec un retrait unilatéral. Il parvient à citer précisément certaines de ses interventions marquantes grâce aux nombreux compte-rendus figurant dans les centaines de pages du dossier que le FBI a constitué à son sujet et qu’il a pu consulter.
Dans une série d’articles qu’il a consacré à la guerre contre l’Irak, il dénonce l’intervention américaine et cite un expert en terrorisme de la CIA qui affirme que la politique américaine – le soutien à Sharon, la guerre en Afghanistan et en Irak – « renforce le phénomène de radicalisation du monde musulman ». Dans son rapport 2005, Amnesty International affirme que « Guantanamo est devenu le goulag de notre époque » et ajoute que « lorsque le pays le plus puissant de la planète foule aux pieds la primauté de la loi et des droits humains, il autorise les autres à enfreindre les règles sans vergogne, convaincus de rester impunis. »
Plusieurs fois arrêter, il n’a cessé de prôner la désobéissance civile, allant jusqu’à refuser de se présenter devant un tribunal pour assurer son cours sur « Loi et justice en Amérique ». « L’ordre et la loi laisse les choses en état. C’est pourquoi, pour initier le processus de changement, pour faire cesser une guerre ou rétablir la justice il peut devenir nécessaire d’enfreindre la loi, de commettre des actes de désobéissance civile comme l’ont fait les Noirs du Sud et comme l’ont fait les militants pacifistes. » La désobéissance civile n’est pas un problème « le vrai danger, c’est l’obéissance civile, la soumission de la conscience individuelle à l’autorité gouvernementale. »
Il se dit « convaincu que l’incarcération n’est qu’un faux moyen de résoudre le problème de la criminalité. (…) La prison n’est qu’un substitut cruel et inutile à la suppression des conditions mêmes – pauvreté, chômage, manque de logement, désespoir, racisme et cupidité – qui sont à la racine de la plupart des crimes sanctionnés : les crimes commis par les riches et les puissants restent le plus souvent impunis. » Dans un article consacré à la révolte des prisonniers d’Attica en 1971, il cite longuement un ouvrage de Tom Wicker qui ne semble jamais avoir jamais été traduit en français. Il conclut que « la prison est l’inévitable contrepartie de la banque. Aussi longtemps que notre société encouragera la concurrence féroce et inégale autour de rares ressources, certains barreaux resteront nécessaires pour enfermer l’argent et d’autres pour enfermer les êtres humains. » Les négociations avec les prisonniers qui proposaient leur reddition, ont été rompues et fut appliqué le « principe Rockefeller », du nom du propriétaire de mines de charbon dans le Colorado, qui paya la garde nationale pour massacrer les grévistes et leurs familles, à Ludlow, en 1914 : « Ne pas leur laisser croire que la révolte ça peut marcher. »
Il raconte comment les tribunaux l’ont souvent empêché d’exposer les principes de la désobéissance civile, inscrite dans la Déclaration d’indépendance avec son article concernant le droit des peuples à « changer ou abolir » les gouvernements qui violent les droits fondamentaux des êtres humains. Quant il l’a pu, les jurés ont souvent rendu des verdicts surprenants, ce qui renforça ses raisons de garder espoir.
Sans soucis chronologique, il revient ensuite sur l’histoire de sa famille, quatre frères juifs qui avaient quitté l’Autriche avant la Première Guerre mondiale pour venir travailler dans le usines de New York, son enfance à Brooklyn, son intérêt pour la politique, à l’âge de dix-sept ans, ses premières manifestations avec des jeunes communistes du quartier. Un coup de matraque sur la tête lui fait comprendre brusquement la réalité de la liberté d’expression. « C’est ce jour que j’ai cessé d’être un jeune homme aux idées libérales, ayant foi dans le caractère équilibré de la démocratie américaine. Je devins un radical convaincu que quelque chose d’essentiel ne tournait pas rond dans ce pays. »
À dix-huit ans, il est embauché dans les chantiers navals ou il découvre le syndicalisme. Lorsqu’il deviendra professeur, il ne perdra pas sa conscience de classe.
À la Boston University, il rencontre des problèmes avec la direction, du fait notamment de son engagement contre la guerre du Vietnam. « Je voulais que mes étudiants quittent mon cours non seulement mieux informés qu’en y entrant mais également mieux préparés à rejeter la sécurité que confère le silence, plus désireux de s’exprimer et d’agir contre l’injustice où qu’elle pût se nicher. »
Il n’accorde guère de confiance dans les élections qui consistent à « choisir entre deux candidats anglo-saxons, mâles, blancs et médiocres, sélectionnés à la suite de palabres politiques interminables, subventionnés à coups de millions de dollars lors de primaires et de conventions spectaculaires ». Il considère que tous les présidents ont tous «mené fondamentalement la même politique », taxant les pauvres, subventionnant les riches, gaspillant les richesses du pays en les transformant en armes et en bombes. Mais il croit en « l’aptitude des citoyens américains écoeurés par la hausse des impôts, la hausse des prix, la chômage, la guerre et la corruption, à se mobiliser pour hurler leur désir de changement encore plus fort que lors des soulèvements ouvriers des années 1930 ou de la révolte noire des années 1960 », leur « aptitude à faire dérailler ce pays pour qu’il emprunte enfin de nouvelles voies ». Il rappelle qu’un bon apprentissage doit être « une synthèse entre la lecture des ouvrages et l’implication des les mouvements sociaux, deux activités qui s’enrichissent mutuellement ».
« Le futur est une succession infinie de moments présents, et vivre dès aujourd’hui comme nous pensons que les hommes devraient vivre, malgré tous les malheurs qui nous cernent, représente déjà une merveilleuse victoire. »
Cette autobiographie illustre parfaitement et avec beaucoup d’humilité le soucis constant d’Howard Zinn de rendre à tout un chacun sa place d’acteur de l’Histoire, d’accorder ses actes avec ses idéaux quelque soit le prix à payer. Une grande leçon de dignité.
L’IMPOSSIBLE NEUTRALITÉ
Autobiographie d’un historien et militant
Howard Zinn
Traduit de l’anglais par Frédéric Cotton
384 pages – 22 euros
Éditions Agone – Marseille – Janvier 2006
https://agone.org/
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