12 novembre 2020

LA JUNGLE

Upton Sinclair (1878-1968) raconte la terrible et édifiante histoire de Jurgis Rudkus, immigré  lituanien, qui s’installe à Chicago, avec sa famille, dans le quartier des abattoirs, réputés pour broyer les hommes et détruire leur vie à jamais.
Sa carrure remarquable lui permet de trouver rapidement du travail dans l’un d’eux. Il découvre alors de terribles conditions : « À sept heures, tous, absolument tous, devront se trouver à leur poste, en tenue de travail, chez Durham, chez Brown ou chez Jones. Si l’un d’entre eux arrive avec une minute de retard, on lui retiendra une heure sur son salaire ; s’il a plusieurs minutes de retard, il trouvera vraisemblablement son jeton de présence en laiton retourné contre le mur. Il devra alors rejoindre la horde affamée des sans-travail qui se pressent tous les matins, de six heures à près de huit heures et demi, devant les grilles de l’usine. » Chaque jour, environ dix mille bovins, autant de cochons et cinq mille moutons sont convoyés jusqu’à Chicago pour y être abattus et dépecés, transformés en denrées, comestibles  ou non, expédiées dans toute l’Amérique et partout dans le monde. Ici, rien ne se perd. « On utilise tout dans le cochon, sauf son cri ». Les conditions de travail sont pour le moins éprouvantes et les contrôles sanitaires loin d’être strictes, comme il le découvrira au fur et à mesure. Une à une, ses illusions disparaissent en même temps que sa naïveté et sa « foi aveugle en l’Amérique », longtemps moquée par ses collègues, mais nous ne révélerons aucune des violentes épreuves qu’il devra surmonter pour continuer à survivre dans une société où du haut jusqu’au bas de l’échelle « un dollar avait plus de valeur qu’un être humain » et où « seules les crapules s’élèvent dans la hiérarchie ». Peu à peu lui vient une conscience politique, mais la dure réalité est souvent la plus forte : si le travail des enfants était désormais interdit avant seize ans, bien des parents devaient maintenant mentir car entièrement dépendants du maigre salaire de leur progéniture, la loi ne leur ayant pas prévu d’autres moyens de subsistance. Les mouvements de grèves, souvent spontanés, quand les salaires sont brusquement réduits de moitié par exemple, sont régulièrement brisés par l’entente entre les entreprises réunies dans le « Trust de la Viande ». Même les élections sont corrompues, les votes achetés. « Oui, c’était vrai ! C’était bien vrai ! Ici, dans cette ville gigantesque dont les magasins regorgeaient de richesse, des êtres humains pouvaient être traqués et détruits par les forces bestiales de la nature, exactement comme à l’époque des cavernes ! »
« Le plus désolant était que Jurgis comprenait parfaitement ce qui se passait. Au début, en pleine santé et sûr de sa force, il avait été embauché dès le premier jour. Maintenant qu’il avait fait son temps, qu’il n’était plus qu’un article usagé en quelque sorte, il n’intéressait plus personne. On avait tiré de lui tout ce qu’on pouvait. On l’avait épuisé avec des cadences infernales, sans aucune considération pour sa santé, puis on l’avait mis au rebut ! » « Jamais auparavant il n’avait porté un regard aussi lucide sur le monde civilisé, ce monde qui ne reconnaissait que la force brutale, où l’ordre social avait été établi par ceux qui possédaient tout pour asservir ceux qui n’avaient rien. »
Après cette longue déchéance vers les bas-fonds de la plus sombre des misères, lot quotidien de millions d’êtres, dont ne nous sera épargné aucun des tourments, Jurgis rencontre la foi, lors d’une conférence d’un orateur socialiste. Les ultimes pages du roman forment un long réquisitoire contre cette société, « dans toute sa noirceur, dans toute son atrocité », un vibrant appel à l’espoir et à la lutte.

Avec Printemps silencieux de Rachel Carlson (1962), La Jungle est un de ces rares livres à avoir fait changer les choses. Rapidement diffusé à des millions des exemplaires, il suscita en effet l’indignation de l’opinion publique, pas tant pour la descriptions des effroyables conditions de travail des ouvriers, que pour l’inconséquence sanitaire de la production de la nourriture qui se retrouvait dans leurs assiettes, au point que le président Théodore Roosevelt diligenta une enquête, puis réforma les abattoirs de Chicago, réglementa l’industrie alimentaire et engagea la lutte contre les trusts. Très souvent cité, ce monument mérite assurément le détour.

 

 

LA JUNGLE
Upton Sinclair
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne Jayez et Gérard Dallez
Préface de Jacques Cabau
554 pages – 29 euros
Éditions Mémoire du livre – Paris – Mars 2003
528 pages – 8,90 euros
Éditions Le Livre de poche – Paris – Novembre 2011
Titre original : The Jungle – Publié en feuilleton dans l’hebdomadaire
Appeal to Reason à partir de 1905, puis par Doubleday en 1906.

 

 

 

 

 

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