Dans une lettre ouverte pleine d’ironie féconde initialement publiée sur le site de Pièces et Main d’oeuvre, Sébastien Thomasson répond à Henri Chabert, serveur grenoblois interrogé par Le Dauphiné libéré en octobre 2005 et qui, n’ayant rien à se reprocher, ne se plaint pas des caméras. « La vidéosurveillance s’intègre dans un ensemble de dispositifs destinés à « révolutionner » le dispositif policier : la « prévention situationnelle », appelée également « sécurité passive ». » Il s’agit également de modifier l’environnement urbain pour générer un « contrôle social naturel » et éviter les situations d’insécurité, de renforcer les contrôles d’identité, d’encourager à la délation (articles 706-57 et 706-56 du code de procédure pénale sur l’encouragement aux « témoignages sous couvert d’anonymat »). « Dans la bouche de l’État le mot « prévention » signifie : répression préventive. » « Face à la délinquance, l’État dévoile son idéologie techno-policière : la technologie est censée répondre aux faillites sociales et politiques. »
Si les caméras du métro de Londres, par exemple, ont permis d’identifier les auteurs des attentats, Sébastien Roche, chercheur grenoblois au CNRS et spécialiste des questions de sécurité explique que « la vidéosurveillance n’empêchera pas les attentats ». Tandis que la Préfecture de police reconnaît que la vidéosurveillance « n’empêche pas les agissements des individus très résolus, mais s’avère toutefois très dissuasive pour les délinquants occasionnels ». À Lyon, ville la plus « vidéosurveillée de France », moins de 5% des délits commis dans les zones équipées seraient vus par les caméras et la délinquance se déplace avec la pose des appareils.
L’auteur présente les recherches dans les technologies de reconnaissances des comportements « anormaux ou suspects » et d’identification biométrique. « À quel moment peut-on s’opposer à ce contrôle total, alors que la mise en place de chaque élément paraît innocente ? » « La vidéosurveillance, comme la biométrie et autres dispositifs, a pour objet la construction d’une société carcérale. » Les fonds publics engloutis dans le développement de ces technologies sont volés à l’éducation, à la santé, au logement, aux associations. Un comité d’éthique et une charte de bon fonctionnement ne suffiront pas à entraver leur développement : désormais pour trois bricoles volées dans un supermarché, on risque un an de prison et 15 000 euros d’amende si on refuse de donner son ADN, le gouvernement s’assoit sur les avis de la Commission nationale informatique et libertés (CNIL) au nom de l’anti-terrorisme.
L’ « acceptabilité » de technologies de contrôle, souvent vécues comme une atteinte aux libertés publiques, est encouragée dès l’école par l’identification aux entrées ou à la cantine. Introduites dans les biens de consommation, de confort, les jeux, elles favorisent l’acceptation par un effort de convivialité et de fonctionnalités attrayantes.
Le groupe Schneider, par sa filiale grenobloise Merlin-Gerin, est le premier employeur de la ville et le leader mondial de la vidéosurveillance. Le Mouvement pour l’Abolition de la Carte d’Identité (MACI) revient sur l’histoire de cette entreprise. Un des auteurs se souvient d’une promenade en forêt près d’Hayange, en Moselle, au cours de laquelle un ami de ses parents lui montrant une cicatrice dans la forêt le mit en garde : « Souviens-toi : ces gens là sont prêts à tuer des milliers de gens pour maintenir des bénéfices. » C’était l’empreinte des rails permettant l’échange d’acier entre Schneider et Krupp pendant les guerres afin de pouvoir vendre des armes en continu. Désormais les activités du groupe sont réparties entre la distribution électrique et les automatismes et le contrôle, qui représente un tiers du chiffre d’affaire du groupe.
La loi Pasqua de janvier 1995 autorise l’implantation de caméras dans les lieux publics, puis la loi anti-terroriste de Sarkozy élargit leur champ aux abords des bâtiments privés et l’accès direct aux images pour les services de police et de gendarmerie, hors du contrôle de la Justice. Le président de la CNIL affirme que les citoyens devront perdent « une partie de leur liberté pour renforcer la sécurité collective ». Malgré les nombreux rapports qui dénoncent son inutilité, la vidéosurveillance ne cesse de s’étendre, rendant la société totalement contrôlable. « Habitués à vivre en liberté surveillée, notre état de suspects rend coupables celles et ceux qui refusent le contrôle, et la boucle est bouclée. » Dénoncer les caméras en raison de leur inefficacité, c’est se tromper d’argument. Le jour où les dispositifs de contrôles rempliront leur mission à 100%, nous serons dans un État littéralement totalitaire. Le 22 mars 1944, la Milice abat un responsable de la Résistance, Paul Vallier, dessinateur industriel chez Merlin-Gerin. Comment les Paul Vallier de demain pourront-ils résister face à une police infaillible, une vidéosurveillance efficace et une carte d’identité infalsifiable ?
Un tract signé Sébastien Thomasson et publié en juillet 2008 prolonge ces réflexions : « La vidéo-surveillance n’est pas un simple outil « neutre », dont les effets dépendraient des usages « bons » ou « mauvais ». Elle contient, comme toute technologie, un monde. En l’occurence le monde du contrôle et de la surveillance. Adjoindre des « commissions d’éthique », des « rapports annuels » ou des « conférences de citoyens », vouloir une vidéosurveillance démocratique, participative, conviviale ou de gauche, c’est comme vouloir des usines chimiques propres, des prisons humaines, un développement durable ou des roues carrées. Avec ou sans commissions d’éthique nous serons surveillés. » L’ambiguïté recherchée de la conclusion est admirable et efficace : « Fermons les yeux. »
Un article paru sur Indymédia Grenoble en mars 2009 explique comment certaines des 82 caméras installées dans et autour du stade de foot en 2008, sont déjà utilisées pour identifier les colleurs d’autocollants ou d’affiches. Les trams de l’agglomération sont équipés de 6 à 8 caméras et les bus de 3 ou 4, soit 1750 sur l’ensemble du réseau, sans compter les 69 installées à l’extérieur, régulièrement utilisées pour poursuivre les auteurs de tags.
En 2010, des caméras « dôme 360° », rotatives, motorisées, compatibles avec des logiciels de détections et équipées d’un zoom, sont installées en douce, sans même que le conseil municipal en soit informé, dans les rues piétonnes, de la gare au stade, au prétexte de surveiller les supporters après la montée en Ligue 1 de l’équipe locale. C’est également le parcours des manifestations.
La position de la Ligue des Droits de l’Homme, dont le maire de Grenoble, Michel Destot est d’ailleurs membre, sur le sujet est très claire : « Inefficace et coûteuse, l’inflation de la vidéosurveillance est surtout liberticide. Non seulement l’enregistrement de l’image d’une personne sans son consentement est une atteinte à la vie privée, protégée par la Convention européenne des droits de l’Homme et par l’article 9 du Code civil, mais le projet de suivre en permanence les allées et venues de chacun n’est pas compatible avec une société de libertés. » Communiqué du 25 mars 2009.
C’est au Comité Carrément Contre la Police (CCCP) qu’il convient de conclure : « Faire passer ces pratiques policières pour une réponse, même partielle, aux problème sociaux est une insulte à la population. Ceux qui veulent nous faire avaler caméras et flics de proximité en les emballant avec les mots « prévention », « proximité », « réalisme » et « pragmatisme » ne sont que des manipulateurs.
Répression et prévention de la délinquance sont les deux faces d’une même médaille, car elles répondent à la même question : comment assurer l’ordre public. La question que nous nous posons est : comment s’opposer à ce monde injuste, inégalitaire et triste. »
Ces articles et tracts souvent écrits à chaud constituent une excellente base de réflexion sur la vidéosurveillance.
SOUS L’OEIL DES CAMÉRAS
Contre la vidéosurveillance à Grenoble
Sébastien Thomasson, Pièces et Main d’oeuvre, Mouvement pour l’Abolition de la Carte d’Identité (MACI), Le Postillon, Comité Carrément Contre la Police (CCCP)
110 pages – 5 euros
Éditions Le Monde à l’envers – Grenoble – Avril 2010
www.lemondealenvers.lautre.net
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