« Transmuer le sacré en sacrificiel » est le « processus inhérent à toute religion », « lui ôter son caractère inexprimable en le transformant en faits et en mots », « faire à partir des mythes, des rites », « du suicide sacré, l’homicide consacré ». Les « très anciens rois » étaient des animaux ou des forces de la nature indéterminées : des dieux-rois à tête de chien égyptiens aux rois tigres, dragons ou démons qui gouvernaient la Chine. Pour libérer l’esprit du sentiment de la transcendance, la Religion a substitué à celui-ci des symbole visibles, des images réelles et concrètes, des idoles, de manière à « reléguer le sacré hors de la conscience, en lui présentant des objets finis et libérateurs ». De la même manière, société et État sont devenus des dieux pour ne plus générer le sentiment du sacré. En se rapprochant de l’homme singulier, l’État cessait d’être « complexe, illimité et léviathan ».
Le Père est dieu dans le premier noyau social. Sa divinisation durera le temps de « l’enfance de l’enfant », puis, regardant en lui-même, ce dernier se verra totalement homme, égal au père. De même, la divinisation de l’État durera le temps de « l’enfance sociale », jusqu’à ce que chaque homme trouve, dans sa propre complexité, regardant en lui-même, l’État tout entier, et dans sa propre liberté, sa nécessité.
Le sacrifice est l’opération religieuse, « détachement sanglant », acte de mort qui permet de rester vivant. Quelque chose doit être rendu étranger à l’homme, expulsé, retranché, pour que commence une vie sous le signe de la religion. Ainsi certaines parties du corps deviennent sacrées, honteuses, innommables et doivent être cachées. Lorsque Dieu devient transcendant et n’a plus rien de commun avec l’homme, le sacrifice humain devient impossible et demeurent celui de l’agneau et la circoncision, « souvenirs de la sanglante religion précédente ». Carlo Levi reprend et poursuit sa comparaison avec l’État, soulignant que lorsque celui-ci est lui-même une divinité, une idole, il requiert pareillement des sacrifices humains. L’automutilation qui transforme la capacité de rapports humains de l’homme, sa faculté d’état en divinité, repose sur le renoncement à l’autonomie. « Pour que la faculté de se gouverner de l’homme devienne idole, son humanité même doit être, à chaque moment, refusée et repoussée, comme chose sacrée, innommable et honteuse. » Au niveau social, une classe, un groupe doit « devenir étranger », être expulsé, sacrifié.
Il étend ensuite ses réflexions au domaine de l’amour, comme « servitude volontaire ». L’amour sacré est impossible, mortel avant d’émerger, empêché de se réaliser par la religion qui sauve de la mort. Dans les mythologies anciennes, les dieux hermaphrodites coexistaient avec les dieux en érection. Le rite de ces religions reposait sur la castration, puis, plus civilement ensuite, sur la chasteté. L’amour profane ne conduit pas à la mort parce qu’il en part au contraire : le sacrifice de soi et de l’objet aimé, devenu « symbole fétichiste ». Lorsque le père est dieu, la femme est esclave, non égale.
De la même façon, encore une fois, l’État-idole ne peut exister qu’à travers l’esclavage. Il ne pourra donc être renversé par un mouvement de « rébellion servile ». « La chute de Spartacus est naturelle – car sa révolte est absurde, aussi longtemps qu’il hisse le drapeau de l'esclave et qu'il reconnaît implicitement à la fois l’esclavage et la divinité de l’État. Tel est le destin nécessaire de tous les mouvements de revendication qui rendent la victime réfractaire au couteau, mais non à l’autel ; de toutes les tentatives (si humainement légitimes ! ), qui partent d’une exigence de libération, c'est-à-dire d'une justice abstraite, et non de la liberté. C'est une loi vitale pour l’État-idole, et donc une justice concrète, que l’institution de la servitude. La révolte des serfs peut mener à un renversement de fonctions tout au plus. »
À Rome, l’existence de l’esclavage rendait possible la relative liberté de la plèbe. Son expansionnisme s’explique par la nécessité de soumettre à l’esclavage le monde entier, pour que Rome puisse être libre. Dans les États sans possibilité d’esclavage, les citoyens eux-mêmes doivent devenir esclaves, par différenciation : apparaissent castes, corporations et hiérarchies. L’esclavage devient un principe fondamental diffusé dans l’État, supprimant toute liberté personnelle et citoyenne.
Le langage religieux, comme tout symbole, ne vise ni la création ni la pensée, mais la certitude. « L’expression religieuse est donc à l’opposé de l’expression poétique. Si la première est une limitation symbolique de l’universel, la seconde constitue son expression concrète : l’une est la manifestation certaine d’une servitude libératrice et divine, l’autre la voix même d’une liberté humaine ; l’une un rituel fixe, l’autre une mythologie. »
Le sang est sacré puisqu’il scelle les promesses, conclue les amitiés, fondent les dynasties mythiques et que « la femme, cette moitié sacré de l’homme doit verser du sang pour connaître l’homme et le générer ». La guerre fournira à la divinité étatique le « sacrifice parfait » : les ennemis, les prisonniers, les étrangers, les vaincus, seront immolés comme victimes. « Mourir à la guerre constitue un privilège, et un sacrifice particulièrement cher et nécessaire pour le dieu de l'état. Tuer à la guerre ne constitue pas un délit mais un mérite : verser le sang n’est alors pas criminel mais sacré. » Être tué à la guerre n’est pas mourir, mais devenir immortel, dans un « privilège et un honneur sacerdotaux ».
« Il y a la paix lorsque la personne humaine est, dans sa particularité, l’État tout entier, et l’État, dans sa particularité, l’humanité, la personne tout entières. »
Avec la Première Guerre mondiale, le peuple tout entier a été appelé au combat, ne participant cependant à l’état que sous « la fiction juridique de la délégation de pouvoirs ou de l'approbation plébiscitaire », paradoxe et contradiction évidente. L'idolâtrie étatique suppose que la guerre soit faite par une masse de serfs organisée en armée et non par un libre peuple armé. « Les guerres du peuple créent la liberté ; et la liberté rend vaines les guerres. »
La masse est, dans le champ des rapports humains, « un non-État, une informité, d'où jaillit contradictoirement tout organisme étatique », « la matière humaine indéterminée, qui est une, et par là incapable de relations, mais qui contient en soi, dans son inexistence, toutes les futures relations possibles », « l'image négative de l’État ». « C'est de son indifférence infinie que jaillit l'homme et que surgissent les états ; mais toute naissance, toute nation est une fracture de la masse, une réduction de l’ombre, qui constitue leur origine et leur terme. » La masse n'est pas le peuple ni la plèbe, ni une classe sociale déterminée, mais « la foule indéterminée qui cherche, dans l'angoisse du mutisme, à s’exprimer et à exister. »
La guerre, « sacrifice nécessaire à la divinité de l’état », ramène les hommes à l’indifférenciation qui précède tous les rapports. Les grandes agglomérations recréent elles aussi la masse. « Le travail lui-même se divinise, en technicisme et en organisation. L'usine devenue gigantesque est désormais inconnaissable pour ceux qui en vivent et qui sont devenus ces instruments plutôt que ses collaborateurs. » « L'organisation détruit tout organisme vivant, en lui superposant sa propre divinité étrangère. »
« L'État commence là où finit la masse. » Les état-idoles créent la foule dont ils ont besoin et cherchent à supprimer toute personnalité et toute relation. « La théorie de l'état de masse est exprimée de la façon la plus accomplie dans cette loi véritablement sublime de précision : croire, obéir, combattre. » Par conséquent toute autonomie est par sa nature ennemie de l'État, sacrilège.
Avec ce superbe et profond ouvrage, rédigé de septembre à décembre 1939, Carlo Levi élabore une théorie de l'État ancrée dans le religieux ou plus exactement dans le sacré, basée sur le sacrifice. La montée du nazisme et son expansion tragique transparaissent bien sûr en filigrane, mais c’est bien toute l’histoire de l’humanité qu’il convoque et examine. On pense beaucoup à Bakounine, par la puissance définitive et destructrice de ses analyses des fondements de l’État.
Ernest London
Le bibliothécaire-armurier
PEUR DE LA LIBERTÉ
Carlo Levi
Traduit de l’italien par Adrien Fischer
Introduction Giorgio Agamben
146 pages – 14 euros
Éditions la Tempête – Monts (37) – Mars 2021
editionslatempete.com/peur-de-la-liberte/
Titre original : Paura della libertà – 1946
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire