Au début de années 1960, Françoise Ega (1920-1976), martiniquaise installée à Marseille avec sa famille, enchaîne, pendant presque deux ans, les emplois de femme de ménage, pour comprendre et témoigner de l’exploitation que subissent les femmes qu’elle voit débarquer par centaines des Antilles pour être placées comme domestiques dans les demeures de familles bourgeoises et blanches. Le journal qu’elle tient pendant cette expérience, est enfin réédité, accompagné d’une précieuse préface d’Elsa Dorlin.
Différents récits d’employées l’interpellent, évoquant d’importantes amplitudes horaires, l’obligation de rembourser le prix du voyage, l’absence de couverture sociale, et l’incitent à « aller grossir les rangs de ce bétail humain », à être un « cobaye volontaire » pour en parler « en connaissance de cause ». « Ce sont mes lèvres qui l'ont murmuré, mais dans ma tête quelque chose criait : “Est-ce la traite qui recommence ? Mon dieu, dites-moi que j’exagère ! Mon dieu, dites à ces filles qui arrivent par pleins bateaux au Havre, à Cannes ou à Marseille, “Quo vadis ?“ Dites leur donc cela, pour donner la paix à mon âme ! »
À son tour, elle se confronte à « l’instinct de domination » des femmes européennes, qui se réveille lorsqu’elles trouvent « un élément à leur convenance ». Elle remarque des « les patrons sont toujours mieux que les patronnes ». Lorsqu’elle se présente pour une place de dactylographe, malgré son expérience, on lui répond que la place n’est plus libre mais qu’une connaissance cherche justement « des gens comme elle », c’est-à-dire une « négresse », les antillaises étant bien connues pour donner du rendement, « par atavisme ».
Elle raconte les humiliations : les lessives à faire au lavoir dans la cour, six étages plus bas, sans ascenseur, pour économiser la machine à laver et le chauffe-eau, les lourds tapis à secouer sur la terrasse quatre étages plus haut pour économiser l’aspirateur, les escabeaux qui disparaissent alors qu'il faut nettoyer les carreaux. Elle reconnaît sa chance de pouvoir retrouver son mari et ses enfants chaque jour, et de pouvoir rendre son son tablier à tout moment, n'étant pas tenu par le remboursement d’un voyage : « J'arrive facilement à secouer le joug moral que comporte ce sacré métier parce que j'ai un toit à moi, une famille à moi. Mais comme je comprends ces filles liées nuit et jour au service de ses sacrées dames. » Ainsi parvient-elle souvent, malgré la fatigue, à retrouver de la joie en préparant le repas dans son foyer.
Lorsqu’elle fait un remplacement, elle doit répondre au prénom de sa prédécesseuse, parce que madame « ne veut pas changer ses habitudes ».
Elle évoque aussi, constamment, la discipline qu'elle s'impose d’écrire pratiquement chaque jour, dans l'intention d'être publiée. Elle adresse ses tranches de vie à Carolina, écrivaine noire brésilienne dont le journal, racontant son quotidien dans une favela de São Paulo, venait de paraître.
L’analyse de ce texte, proposée par Elsa Dorlin en préface, l’éclaire comme description de cet « esclavage qui se poursuit à l’ombre d’un discours glorifiant l’universalisme républicain », « véritable phénoménologie de la domination ».
Tout autant récit intime que manifeste politique, ces lettres témoignent d’une continuité coloniale cachée et mettent à nu un racisme systémique, autant que ses mécanismes profonds.
Ernest London
Le bibliothécaire-armurier
LETTRES À UNE NOIRE
Récit antillais
Françoise Ega
Préface d’Elsa Dorlin
296 pages – 18 euros
Éditions Lux – Montréal – Octobre 2021
luxediteur.com/catalogue/lettres-a-une-noire/
Première parution en 1976 aux éditions L‘Harmattan
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