14 septembre 2021

DANS L’OEIL DU CROCODILE - L’humanité comme proie

En 1985, la philosophe écologiste Val Plumwood survit à l’attaque d’un crocodile marin. Cette expérience qui l’a placée en situation de « nourriture » et de proie, l’a incitée à s’interroger sur l’arrogance humaine à s’extraire de la chaîne alimentaire. Dès lors, elle n’a cessé de dénoncer l’idéologie dualiste et anthropocentriste qui accorde un état inférieur à la nature, par opposition à la raison, et justifie sa domination.
 

« Le fait que nous soyons de la nourriture, que nous ayons des corps juteux et nourrissants, n'est pas une caractéristique mineure ou négligeable de l'existence humaine. Pourtant, au moment où je regardais le crocodile droit dans les yeux, je me suis rendu compte qu’en me préparant pour cette journée sur la rivière, je n'avais pas accordé suffisamment d'attention à cet aspect important de la vie humaine ; j'avais négligé ma propre vulnérabilité en tant qu'animal comestible. » Ce « moment de vérité » lui permet de comprendre combien le récit dominant qui considère les humains comme des créatures essentiellement spirituelles, supérieures aux autres créatures, est totalement erroné, que le dualisme humain/nature qui assigne aussi certains groupes humains jugés inférieurs, comme les femmes, les esclaves ou les prétendus barbares à une moindre valeur, témoigne d’un échec de sa culture.
« Pendant des milliers d'années, les religions et les philosophies de l'Occident ont soutenu que les humains étaient différents des autres animaux et de la nature, qu’ils étaient eux seuls créés à l'image de Dieu. Croire qu'une autre espèce puisse être sauvée et aller au paradis était une hérésie, car il s'agissait d'un lieu sacré et parfait exclusivement réservé aux humains. (…) En dépit de ce que Darwin nous a appris, notre culture a lamentablement échoué à admettre que nous faisons partie du monde animal et naturel, et il s’agit là de l'un des principaux facteurs de la crise écologique. » Car cette idéologie a permis à la culture occidentale d’exploiter la nature sans contraintes, en raison du « suprématisme humain » sur lequel elle repose et qui lui permet de « nier l’être écologique de l’humain ».
Elle propose de reconnaître que toutes les créatures vivantes constituent de la nourriture et aussi bien plus que cela, afin de « ressaisir notre identité en termes écologiques et reconnaître les liens qui nous unissent aux autres animaux ». « Être de la nourriture, voilà qui nous confronte brutalement à la réalité de notre corporéité, voilà qui nous oblige à admettre que nous faisons partie du règne animal dans la mesure où nous sommes de la chair, que nous sommes en quelque sorte parents de que ce que nous mangeons. » « Le point de vue critique que le crocodile incarne nous remet à notre place, il fait fi de nos prétentions à être une espèce supérieure, extérieure à la chaîne alimentaire, et nous incite à reconnaître que nous sommes une espèce animale parmi d'autres et une source de nourriture qui n’est singulière qu'en raison de son arrogance. »
Ce « déni de notre caractère “alimentaire“ » se retrouve dans nos pratiques funéraires conventionnelles : la robustesse du cercueil, la dalle de la tombe censés empêcher les corps humains occidentaux de devenir de la nourriture. Au contraire des conceptions indigènes animistes du soi et de la mort qui reconnaissent que la vie circule, qu’elle est un don d’une communauté d’ancêtres, et qui considèrent la mort comme « une sorte de recyclage », une partie intégrante de la vie, la problématique occidentale nous laisse le choix entre la perspective d’une continuité et une conception matérialiste réductionniste.

À l’occasion d’une autre randonnée, « au pays des Pierres », d’autres observations vont lui inspirer de nouvelles réflexions : « Il me semble que l'éthique alimentaire est complexe et variable suivant les contextes. Ce sont les terribles souffrances infligées aux animaux-marchandises par la forme que revêt la prédation dans le capitalisme moderne qui m’ont poussée à devenir végétarienne, et non un quelconque dégoût acétique pour la chair. »
Elle constate aussi combien la pratique toponymique, profondément coloniale, a défiguré les cartes australiennes, alors que les récits des peuples aborigènes s’emploient à nourrir les liens entre différentes connaissances (botanique, empirique, pratique, philosophie, etc), imprégnant les territoires, établissant une relation dialogique avec eux. Sa pratique de la marche n’est pas un « monologue », ni instrumentale ni « consommatrice visuelle de paysages célèbres » mais s’apparente à celle que défendait Thoreau. Cependant, elle ne considère pas pour autant la nature sauvage comme sacrée, distinctes des territoires profanes : « La marche permet de tisser un lien intense, intime et physique avec la Terre, ouvrant pour ainsi dire la possibilité d'une conversation avec le grand corps de la Terre, au sein duquel il n'est possible de pénétrer qu'à travers les efforts fournis par nos propres corps humains. » La marche lui permet de prendre conscience du temps géologique, du temps de l’évolution, du temps humain, du temps personnel. Une roche en équilibre lui apparaît comme « un symbole anti-cartésien », un avertissement à toutes les vies individuelles incarnées que la décomposition est proche, pour donner naissance à d'autres formes.

Val Plumwood décrit « l'univers parallèle » qu'elle a rencontré dans l'œil du crocodile : univers héraclitéen, représenté par la chaîne alimentaire dont la logique incarne une forme de générosité incompatible avec l'univers de la justice individuelle dans lequel chaque personne cherche constamment, désespérément et obstinément à maintenir son corps. La « sagesse de la roche en équilibre » lui montre que nous vivons à la fois dans ces deux mondes. C’est bien le dualisme du corps et de l'esprit, si profondément ancré dans la culture occidentale et chrétienne, qui nous empêche de comprendre que nous faisons partie intégrante des écosystèmes terrestres, en niant la matérialité de nos vies. Dans la sphère écologique, la justice est régie par des règles héraclitéennes, dures mais strictement égalitaristes, qui stipulent que notre corps nous appartient pas.

L’auteur étant décédée avant d’avoir achevé l’écriture de cet ouvrage, celui-ci est complété par quelques articles qui prolongent ces réflexions, mais aussi les répètent, en les développant parfois. Aussi serons-nous plus laconique sur ceux-ci.
Elle raconte sa relation avec un wombat qui a fait partie de sa vie pendant presque douze ans, appartenant au monde de la maison où il venait quand il le souhaitait, tout en demeurant dans celui de la forêt : « Ce fut un privilège incroyable de pouvoir connaître si intimement et si profondément un animal libre, méfiant et fondamentalement sauvage. »
Le film Babe, le cochon devenu berger, lui sert de prétexte à interroger la distinction entre les animaux perçu comme de la viande et ceux qui ne le sont pas, sur le rôle du contrat passé par les humains avec les animaux de « compagnie », qu'elle compare au contrat impérial qui permettait au colonisateur de passer des accords avec une classe privilégiée de colonisés sur notre refus de considérer les animaux comme des êtres capables de communiquer. Elle précise la définition du terme anthropomorphisme, souvent utilisé « pour soutenir que l'attribution aux animaux de caractéristiques comme la subjectivité est nécessairement anthropomorphique », ce qui repose encore une fois sur une discontinuité radicale entre la nature humaine et la nature non humaine. Elle préfère la notion d’anthropocentrisme, plus claire, notamment pour l’appréhension de la qualité morale d'une œuvre d'art représentant un animal.
De la même façon le « véganisme ontologique », en soutenant que les humains et animaux ne devrait jamais être considérés comme des êtres comestibles, perpétue l'une des idées centrales du dualisme humain/nature, selon laquelle les humains sont « étrangers » à la nature. Son universalisme ne fournit pas aux militants de la cause animale une boussole philosophique qui leur permettrait de s’opposer prioritairement à l'élevage industriel plutôt que, par équivalence, à des formes d’élevage plus bienveillantes et respectueuses. Tandis que le mouvement écologiste considère les êtres humains comme des animaux inscrits dans des systèmes écologiques fondés sur l'usage mutuel, sur l'échange alimentaire et énergétique, le mouvement de défense des animaux essaye d’étendre à ceux-ci le privilège dualiste, jusqu'à présent réservé aux humains, aux êtres extérieurs à ces systèmes. Cette partie intéressera tout particulièrement ceux qui s’interrogent sur la part carnée de l’alimentation, par la complexité des questionnements qu’elle soulève. L’auteur souligne par exemple que les approches véganes de l'alimentation repose explicitement sur le marché global et sont difficilement conciliables avec la responsabilité écologique et l’adaptation locale.
Dans un dernier article, elle revient sur son « approche alimentaire de la mort » et propose de reconnaître que la vie circule, que notre mort profite à d'autres formes de vie.

Associer une pensée à un récit personnel rend certainement plus accessible la lecture d’une oeuvre philosophique. En liant intimement ses réflexions à son vécu, Val Plumwood ne pouvait que toucher ses lecteurs. Sa contribution à l’écologie déplace les frontières et interroge la place de l’humanité dans une nature à laquelle elle s’obstine à refuser de reconnaître appartenir.


Ernest London
Le bibliothécaire-armurier


DANS L’OEIL DU CROCODILE
L’humanité comme proie
Val PLUMWOOD
Traduit de l’anglais (Australie) par Pierre Madelin
206 pages – 20 euros
Éditions Wildproject – Collection « Domaine sauvage » – Marseille – Septembre 2021
wildproject.org/livres/dans-l-il-du-crocodile



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