En France, l’universalisme fait l’objet d’un monopole intellectuel dans le discours politico-médiatique et serait menacé par un « nouvel antiracisme », « racisme déguisé » utilisant des concepts essentialisants et menaçant l’ordre républicain en déclenchant une guerre des races. Julien Suaudeau et Mame-Fatou Niang se proposent d’analyser ce pseudo-universalisme, d’établir « l’archéologie d’une falsification », puis d’ébaucher un « universalisme postcolonial ».
« De tous les empires européen de l'ère moderne, aucun n'a plus que la France occulté la sauvagerie coloniale derrière le voile de sa mission “civilisatrice“: l'universalisme classique est à la fois une fausse monnaie et un instrument de conquête, l'arme du crime et la rivière où on la jette. (…) La raison pseudo-universaliste n'est autre que la raison coloniale : elle n'est pas l'universalisme comme projet pour l’humanité, mais une idéologie de l’universel au service de la supériorité européenne. Le nier, l'occulter ou l'oublier, c'est entretenir une mise en scène qui pérennise la colonialité dans le monde postcolonial. » Les auteurs rappellent que « l’antiracisme n’est ni une victimisation ni une culpabilisation, mais une prise de conscience » et que si la colonisation a bien pris fin dans les structures étatiques, la « colonialité » perdure dans les sociétés les mentalités et les rapports économiques. La gestion administrative de la banlieue contemporaine est similaire à celle des villes coloniales. « La colonisation fut une universalisation de la raison européenne » et le pseudo-humanisme, au contraire de l’antiracisme, est une « trahison de l'universel républicain », « une imposture délétère, un communautarisme de maîtres des lieux déguisé en idéal ».
Ce pseudo-universalisme fait également écran, comme fonctionnement institutionnel et comme principe d’éducation, à la continuité entre deux crimes contre l’humanité : d'une part la traite transatlantique et esclavage, d'autre part l'extermination des juifs d’Europe. « Comme le mirage de la méritocratie républicaine cache selon Bourdieu la mécanique de la reproduction sociale, la fiction pseudo-universaliste permet à un nouveau type d'héritiers de maintenir leur monopole sur l’universel. » « Le pseudo-universalisme, humanisme eurocentré, est à la fois une confiscation, un instrument pour faire taire et une fabrication de l'ennemi intérieur. C'est aussi, si on l'analyse comme un symptôme au sens nietzschéen, le réflexe d'autodéfense d'une caste intellectuelle et politique qui refuse d'abandonner ses privilèges et sa mainmise sur la production du discours républicain : liberté, égalité, fraternité, c'est ce que nous avons décidé. » Pour l’auteur, « il s'agit d'une arme doctrinale à laquelle on a assigné trois fonctions principales : refouler l’histoire du colonialisme français, maîtriser le roman national et présenter le racisme comme un objet lointain, étranger, obsolète, sans aucune réalité ni actualité dans la France d’aujourd’hui. » Un « raturage de la mémoire collective », selon l’expression d’Édouard Glissant, a organisé l’oubli, associant le stigmate de l'esclavage à l’Ancien Régime et à l’Empire, l'abolition à la Révolution et à la République. De même, le roman national retient des figures inspirées par les Lumières et a gommé le « panthéon marron », comme le désigne Christiane Taubira. « En un sens, le pseudo-universalisme peut être analysé comme une forme de négationnisme : nier le crime, donner le beau rôle aux institutions qui en sont les héritières, refuser tout espace d’autonomie, tout pouvoir de décision aux victimes. » Le déni est également géographique : la République des droits de l’Homme ayant terrassé le racisme sur le territoire national, l'antiracisme ne peut être une position constructive que lorsqu'il n’est ni hexagonal ni contemporain (en Afrique du Sud ou aux États-Unis, par exemple). Dans le monde de la recherche et de l’enseignement, les approches critiques et théoriques remettant en cause « la mythologie républicaine d'une France post-raciale », sont disqualifiées.
Aussi, pour réinventer l’universel, Julien Suaudeau et Mame-Fatou Niang proposent tout d'abord de le « décoloniser », par :
- l'éveil de la conscience historique, en dessinant « la généalogie du racisme global »,
- la relativisation des points de vue, en donnant la parole à tous ceux qui souhaitent contribuer à sa définition, avec la prise en compte de la race comme construction politique pour démonter le système de domination sur lequel s'appuie « l'ordre blanc »,
- et le renoncement aux certitudes.
« Nous sommes un peuple postcolonial. C'est la conscience de l’être qui fait défaut. » « L'universalisme de la conscience historique n'est ni une mise en accusation de l' homme blanc, ni une posture victimaire propre à la “génération offensée“, ni une culture de la repentance attachée à l'expiation d'un privilège, ni une concurrence des mémoires », mais le chemin sur lequel l'esprit pseudo-universaliste comprend que le monde n’est pas « le champ infini de ses conquêtes ». Il s'agit aussi de repenser les espaces urbains pour que chacun y trouve sa place en tant qu'héritier de l'histoire coloniale, sans que s’impose à personne le risque de tomber par hasard sur des traces de cette violence historique, monuments et noms de rues, que l'inscription dans l'espace public banalisent. Enfin, la majorité doit cesser d’avoir peur de devenir minoritaire, alors que les minorités ne souhaitent qu’avoir les mêmes droits, « dans les faits », que la majorité.
Alors qu’une inversion orwellienne est à l’oeuvre dans les discours politico-médiatiques dominants, Julien Suaudeau et Mame-Fatou Niang nous offrent des outils pour les décrypter et construire une résistance.
Ernest London
Le bibliothécaire-armurier
UNIVERSALISME
Julien Suaudeau et Mame-Fatou Niang
104 pages – 9 euros
Éditions Anamosa – Paris – Février 2022
anamosa.fr/livre/universalisme/
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