26 juin 2023

CHARLES MARTEL ET LA BATAILLE DE POITIERS

Les historiens William Blanc et Christophe Naudin reviennent sur l’histoire de la bataille de Poitiers, qui opposa en 732 les troupes arabo-berbères du gouverneur d’Al-Andalus Abd-al-Rahmân aux Francs de Charles Martel, puis analysent les souvenirs qu’elle a laissé du Moyen-Âge jusqu’à nos jours, avant d’être très récemment instrumentalisée par l’extrême droite occidentale.
En 1993, dans un article pour la revue Foreign Affairs, Samuel Huntington établit le lien entre la bataille de Poitiers, Lépante et l’échec du siège de Vienne par les Ottomans en 1683. Il soutient que, à part l’épisode de la guerre froide, l’histoire ne s’expliquerait qu’à travers l’affrontement, depuis 1300 ans, de deux grands blocs de civilisation : le bloc occidental et le bloc musulman. Il développera cette thèse en 1996 dans Le Choc des civilisations.
Afin de vérifier cette assertion, les auteurs reviennent sur les conquêtes islamiques, d’abord de la Syrie/Palestine et de la Mésopotamie, puis de la Perse et de l’Égypte. En 650, le tout jeune État islamique doit faire face a une guerre civile, la fitna, qui met fin à cette première phase. La conquête reprend avec le Maghreb puis l'Espagne wisigothique. Aux vaincus, il est promis de ne pas contester leur droit de souveraineté et de respecter la pratique de la religion. Le gouverneur d’Al Andalus se lance vers le nord, prend Narbonne en 719-720, échoue à Toulouse face aux ducs d'Aquitaine. Nîmes et Carcassonne sont prises en 725. Le lieu et la date de la bataille de Poitiers sont incertains. Les Anglo-Saxons parlent d'ailleurs de « The Battle of Tours ». « Aucun des chroniqueurs chrétiens n’affirme, comme ce sera le cas durant les croisades, que les combattants morts à Poitiers ont été lavés de leurs fautes. Les Sarrasins sont désignés, comme en Orient, comme des fléaux envoyés par Dieu pour punir les chrétiens de leurs péchés, au même titre que d'autres peuples comme les Frisons, les Saxons au plus tard les Vikings. Si la violence de leurs actions fait l'unanimité dans les sources, l'affrontement n'est pas religieux, mais politique. » « Charles Martel n'a donc pas “arrêté les arabes à Poitiers“. Une invasion n'a probablement pas été évitée. » Le gouverneur de Cordoue se tourne vers la Provence : Arles, Avignon,… , tandis qu'il est confronté à des divergences avec les Berbères  en Espagne. Au Magreb, l'unité se désagrège et des émirats indépendants sont peu à peu proclamés. Narbonne est reprise en 759 et les Sarrasins repoussés derrière les Pyrénées, suivis par Charlemagne qui fait le siège de Saragosse, mais doit l’abandonner. Sur le chemin du retour, son armée rase les murs de Pampelune, provoquant la colère des Basques qui massacrent son arrière-garde près de Ronceveaux. « Difficile, dès lors, de considérer la bataille de Poitiers comme l'une des étapes majeures d'un affrontement séculaire, de toute façon fantasmé, entre Islam et chrétienté. »

Longtemps, elle a été associée à la « légende noire » de Charles Martel, qui voit le marie du palais comme un ambitieux, chassant du trône les souverains légitimes et usant des biens de l'Église pour assouvir ses ambitions. Puis il a été reconnu comme sauveur de la monarchie plutôt que celui de la civilisation. L’Islam est longtemps méconnu dans le nord de l'Europe, y compris pendant les croisades, souvent confondu avec un mouvement hérétique ou une forme de paganisme. Puis, au XVIIIe siècle, les Lumières de la civilisation musulmane médiévale sont admirées face à l’obscurité dans laquelle l’Europe a été plongée de la fin de l’Empire romain au Grand Siècle de Louis XIV. En réaction, Chateaubriand envisage la chrétienté, héritière de l'Antiquité gréco-romaine, comme force émancipatrice propre à libérer l'humanité, face à l'islam, incarnation du despotisme. La bataille de Poitiers devient un affrontement pour empêcher l'esclavage du genre humain. Par anticléricalisme, Jules Michelet cherche à la minimiser.

William Blanc et Christophe Naudin s’intéressent également aux fictions romanesques, puisque « la mémoire historique […] d'une nation n'existe pas sans réalité matérielle pour la traduire » et constatent que Charles Martel ne fait des apparitions qu'au début du XVIIe siècle, lors de l'avènement des Bourbons, puis au début du XIXe, également dans un contexte de changement dynastique. La bataille de Poitiers est alors mobilisée pour interpeller les lecteurs sur d'autres adversaires bien plus proches que les armées arabes. Sous la plume de de Ceriziers, il est réhabilité, dans les marges de la légende de Geneviève de Brabant et de Siegfried. Alors que le XIXe siècle est marqué par un engouement sans précédent pour le Moyen Âge et par l'émergence de l'idée nationale, avec la création d’ « un récit historique unificateur, mettant en avant des figures et des évènements qui ne sont pas analysés, mais mythifiés, dans le but de créer un sentiment d’appartenance », Charles Martel reste une apparition fugace.
Un projet de galerie historique par tableaux est mis en chantier. Si la victoire de Charles Martel ne figure pas dans les propositions initiales, elle y est inclus en 1934, et sa représentation confiée à Carl von Steuben.


En consultant nombre de manuels scolaires de l’école primaire, les auteurs ont pu vérifier que la bataille de Poitiers a souvent été considérée comme un fait périphérique. Le fameux Lavisse ne lui consacre pas une ligne, pas plus que Le Tour de France par deux enfants, récit patriotique écrit par G. Bruno pour exalter le sentiment national des lecteurs, ou les publications de la maison Pellerin, éditeur des images d’Épinal, avant La Petite histoire de France de Jacques Bainville, illustré par Job, en réponse aux manuels républicains. De la même façon, Charles Martel demeure « une figure au mieux mineure de l'histoire nationale scolaire ». Aussi l'accusation lancée en 2008 par Dimitri Casali, auteur de livres de vulgarisation historique, de sa disparition des manuels scolaires, s’avère injustifiée.
Drumont considèrait les Juifs qui menacent de franchir le Rhin, d’être les héritiers directs des Sarrasins d’Abd- al-Rahmân, orientalisant ainsi les sémites, justifiant le rejet de la politique assimilationniste. Pourtant, quand arrive la première vague d'immigration après la saignée de la Première Guerre mondiale, l'immigration des musulmans d'Afrique du Nord, sujets de l'empire, est préférable pour beaucoup d'intellectuels à celle des Espagnols ou des Italiens, accusés de favoriser la diffusion du communisme. Tout change au moment de la guerre d'Algérie puis avec le début de la crise économique en 1973. L’utilisation de la figure de Charles Martel, par une partie de l'extrême droite, comme symbole de la lutte contre la population immigrée vivant en France reste cependant marginale, même si un groupe terroriste prend son nom dans les années 1970. En effet, jusqu'à la chute du mur de Berlin, « le ciment de l'extrême droite n'est pas tant le rejet de l'immigration, mais celui du communisme, vu comme le principal ennemi du corps national ». De la première guerre du Golfe jusqu'au début des années 2010, Jean-Marie Le Pen adopte une ligne géopolitique favorable aux régimes arabes nationaliste et même islamistes, considérés comme des alliés car opposés à Israël et aux États-Unis. Avec la guerre du Kosovo en 1999, alors que les États-Unis soutiennent les populations musulmanes de l’ex-Yougoslavie, la Nouvelle Droite dénonce l'alliance de l'Amérique avec l'islam pour déstabiliser l’Europe. Charles Martel est alors mobilisé par Bruno Mégret en 2000, puis le Front National en 2002. En 2012, génération identitaire occupe le chantier de la mosquée de Poitiers. Oriana Fallaci terrorise ses lecteurs, dans La Force et la raison (2004), avec le danger que représenterait le retour de l'Islam en Europe. Puis Renaud Camus publie Le Grand remplacement en 2010 et Lorànt Deutsch, Hexagone en 2013, vision néomaurrassienne de l'histoire. Avec le retour de Marine Le Pen à la tête du parti en 2011, le FN adoptent les positions de la Nouvelle Droite : « l'ennemi devient l'Islam, allié de l’Amérique – “l’Islamérique“ – contre lequel il faut créer un grand bloc civilisationnel européen allant de la France jusqu'à la Russie ». Le rejet de l’Islam est devenu un élément unificateur de l'extrême droite et d'une partie de l'électorat de la droite parlementaire. Le slogan « Je suis Charlie Martel » en 2015, prouve toutefois une intention de se démarquer d’un esprit de consensus.

Avec cette étude, William Blanc et Christophe Naudin montrent que Charles Martel n’a jamais réellement compté dans le « roman national » et que sa toute récente entrée dans la mythologie des tenants de l’islamophobie en fait plus un sujet de polémique qu’un événement central de l’histoire nationale.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier


CHARLES MARTEL ET LA BATAILLE DE POITIERS
De l’histoire au mythe identitaire
William Blanc et Christophe Naudin
330 pages – 17 euros
Éditions Libertalia – Collection « Ceux d’en bas » – Montreuil – Avril 2015
editionslibertalia.com/catalogue/ceux-d-en-bas/charles-martel-et-la-bataille-de-poitiers
408 pages – 10 euros
Éditions Libertalia – Collection Poche – Montreuil – Mars 2022
editionslibertalia.com/catalogue/poche/charles-martel-et-la-bataille-de-poitiers-poche


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