22 décembre 2023

« DU FRIC OU ON VOUS TUE ! »

Dans les années 1980, réfractaire au travail, une bande de jeunes hors-la-loi révolutionnaires emprunte le nom des bandits du Nordeste brésiliens, Os Cangacairos, pour arnaquer les banques et prêter main-forte aux luttes qui agitent les prisons, les usines et les banlieues.

Illustrée par les image de cette jeune ouvrière des usines Wonder de Saint-Ouen, pleurant de rage le 9 juin 1968, à l’idée de « refoutre les pieds dans cette taule dégueulasse », le refus d’ « une existence assignée au travail, à la pure reproduction, soumise à la nécessité de l’argent » assumé par beaucoup de jeunes travailleurs, peine à s’inscrire dans les agendas syndicaux et des groupes d’extrême-gauche : « Dans cette interruption soudaine, il se révélait que le travail n'était pas seulement une occupation contrainte dont l'objet nous échappait et donc du temps perdu qui ne reviendrait jamais, mais la totalité de la vie ainsi conditionnée, réduisant chacun à n'être que le spectateur angoissé du monde qu'il a contribué à engendrer en tant que travailleur. » « La résistance par inertie conserve en elle, intacte, la faculté de prendre l’ennemi par surprise précisément par ce qu'elle contient d’indécidable et donc d'ingouvernable. » Pour beaucoup, déserteurs de l’institution scolaire, dont la fonction première est de « discipliner corps et âmes, en les conditionnant à ce rapport au temps propre au salariat », ces révoltés se constituèrent en communautés dans différentes régions désertées ou se consacrèrent à une délinquance urbaine anarchisante. À Lyon, pendant le procès de la bande de la rue des Tables-Claudiennes, alors que toute l'extrême gauche leur crachait dessus, un tract circulait : « Nous affirmons que ces camarades ont eu recours à la manière la plus rationnelle d'organiser sa survie matérielle sous la domination du capital. » D'autres encore choisissaient de bosser six mois pour vivre le reste de l'année sur l'argent gagné. L'élection de François Mitterrand en 1981 mit fin aux espoirs messianiques de l'imminence d'une nouvelle insurrection.
Os Cangaceiros prit tournure à la fin de l’année 1984, dans un immense appartement squatté discrètement au 23 de la rue du faubourg Saint-Denis. Des règles communes, sous forme de statuts, furent rédigées sur deux pages lors d’une première réunion en avril 1985, à laquelle participaient une douzaine de personnes. « Les influences majeurs du groupe était clairement celle des situationnistes, du communisme des conseils, des divers marxistes hérétiques, de l'anarchisme » et quelques membres avaient fait leurs premières armes à la fin des années 1970 dans l'Autonomie parisienne.
Sans aucun rapport avec le Milieu, qui s’adonnait à des « activités aussi infectes que le proxénétisme ou le narcotrafic », ils pratiquaient l'escroquerie aux dépens des banques, exploitant des chéquiers volés en effectuant des retraits déplacés dans les succursales. « Nous avions un certain sens de l'honneur, et tout l'argent volé aux banques est de l'argent gagné honorablement. » Revendiquant la reprise individuelle, ils s'inscrivent dans la tradition des Travailleurs de la nuit, des Diggers de San Francisco.
Après l’onde de choc de 1968, un cycle de révoltes dans les prisons s’est enclenché, auquel ils apportèrent leur soutien, par une série d’actions, notamment en 1985, et la large diffusion d’une plaquette. Des trains de prestige ont été bloqués, puis des centres d’impression de journaux, en représailles pour leur traitement des mutineries.
La prise d’otages au palais de justice de Nantes, comme la catastrophe du Heysel ne les laissent pas indifférents. Alors que « la fureur médiatico-policière » se déchaîne contre les supporteurs de Liverpool, ils sont convaincus de la responsabilité du dispositif de parcage des foules. En effet, la violence entre supporters, en Grande-Bretagne, est très codifiée, résurgence des antiques parties de soule, après la domestication de la confrontation dans le spectacle sportif. « Et il était clair que les stades, qui fonctionnaient déjà comme espace de clôture et de contrôle, allaient faire office de laboratoire où expérimenter des procédures encore plus avancées. Si le spectacle sportif ne suffisait pas à discipliner les foules, les technologies d'encadrement, d’identification et de répression allaient devoir se perfectionner pour amener la paix dans les tribunes. » Et, effectivement, interdiction de manifester, vidéosurveillance et carte à puce individuelle furent étendues, après leur utilisation contre les hooligans.
Entre décembre 1983 et janvier 1984, la grève des OS immigrés de Talbot fut brisée par les OP, marquant « une césure irréversible ». Puis les attentats dans le métro parisien en 1986 – qui se révéleraient être des règlements de compte entre services secrets iraniens et français à propos de contrats nucléaires non respectés par la France – apportent de nouvelles mesures d’exceptions. Alèssi Dell’Umbria évoque et commente encore d’autres événements, comme la naissance de SOS Racisme pour « couper court à toute expression autonome des jeunes prolétaires immigrés des banlieues en se posant en spécialiste de l'antiracisme lénifiant ». En France, les luttes demeurent compartimentées, au contraire de l’Italie, par exemple. Il dénonce aussi ce qu’il appelle « racket », selon la notion forgée par les révolutionnaires allemands exilés aux États-Unis dans les années 1930 : « Toute forme d'organisation institutionnelle ne peut se construire que comme un racket du “mouvement réel qui supprime les conditions existantes“. » « Au niveau syndical, le racket stabilise l'énergie de la révolte, la canalise vers des objectifs négociables et, en contrepartie, garantit la docilité de ses protégés. » Cependant, ils interviennent en soutien de nombreux conflits, notamment lorsque l’autonomie ouvrière ressurgit, sans jamais chercher à imposer un niveau d’affrontement.
« On nous avait gouverné par la guerre durant la première moitié du siècle, puis par le plein-emploi durant trois décennies et, désormais, on nous gouvernait par la crise », laquelle devait légitimer la recomposition du capitalisme en Europe. Les villes ouvrières sinistrées sont reconfigurées en villes branchées. L’Angleterre connut, dans les années 1980, des révoltes sociales d’une grande puissance, « sans aucun racket politique pour les encadrer », mais sans perspective révolutionnaire non plus, tandis qu’en France, un discours radical  séduisait mais tournait à vide. Ce pays « qui avait dans le même geste fondateur instauré jadis les enclosures et les workhouses était en train de démultiplier les working poors ». Cette continuité historique les incite à se pencher sur les révoltes millénaristes, totalement méconnues en France, dont ils sentaient « souffler l’esprit ». Et, en avril 1987, ils publient dans l’urgence un ouvrage sur le sujet, salutaire « contre-feu » avant la célébration du bicentenaire de la Révolution française, défendant en particuliers que « la critique issue des Lumières trouvait ses limites du fait qu'elle avait ignoré ce qu’il pouvait y avoir de rationnel dans l'existence du fait religieux, purement et simplement balayé par l'idéologie progressiste et matérialiste ». En effet, ces mouvements qui avaient voulu prendre au mot et réaliser les promesses de la religion, se caractérisaient par leur rejet des institutions religieuses et du clergé.

Alèssi Dell’Umbria raconte leurs conditions de vie semi-clandestines, avec les faux-papiers, les rendez-vous téléphoniques dans des cabines pour échapper aux écoutes, l’imprimerie clandestine cachée au Havre, leurs relations de complicité et d’amitié, leurs abondantes lectures,… Après l’annonce par le gouvernement Chirac, en 1987, de la construction de 13 000 nouvelles places de détention, ils entreprirent des opérations de sabotage systématiques et discrètes, en déversant dans les toupies de plusieurs entreprises de béton, des kilos de sucre en poudre, en incendiant et saccageant des bureaux, mais ne le revendiquant qu’en octobre 1990. Ils diffusèrent alors les plans de plusieurs prisons et de leurs réseaux. « Se venger de ceux qui organisent notre malheur, voilà encore quelque chose qui échappe complètement au registre de l'activisme militant, pour qui de tels actes n'ont pas d'avenir politique. »

Les délais de prescription échus, c’est avec une grande liberté de parole qu’Alèssi Dell’Umbria confie ses souvenirs de ces années post-68 : une contre-histoire entre clandestinité, brigandage révolutionnaire et luttes autonomes, un parcours loin des compromis cogestionnaires qui mèneront à l’impuissance.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier


« DU FRIC OU ON VOUS TUE ! »
Alèssi Dell’Umbria
176 pages – 16 euros
Éditions des Mondes à faire – Vaulx-en-Velin – Novembre 2023
leseditionsdesmondesafaire.net/produit/du-fric-ou-on-vous-tue/



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