12 décembre 2023

MUSULMAN

Suite à une enquête ethnographique, la sociologue Marie-Claire Willems propose « une histoire inédite des significations de la catégorie et du terme “musulman“, lequel est autant mobilisé pour exprimer des généralisations ethnicisées et racisées que pour convoquer des significations religieuses.
Durant sa recherche, certains individus ont fait la distinction entre leur rapport personnel à la foi et l'origine musulmane, laquelle relève d'une « construction identitaire » et a pour fonction d’ « altériser » l'individu en précisant qu'il n'est pas « d'origine française ». Sont ainsi catégorisées, notamment dans les études statistiques, les personnes affiliées à certaines nationalités ou origines nationales. Cette « ethnicisation relève d'une identification en constante dynamique qui se construit dans un mouvement entre celles et ceux qui se définissent eux-mêmes comme musulmans, et celles et ceux qui définissent l'autre comme musulman ». Dans les discours politicomédiatiques, les termes « arabe » et « musulman » semblent interchangeables. Bien que dans les faits, l’ethnie musulmane n'existe pas, cette catégorisation fait office de groupe ethnique, tout comme le groupe « juif », et au contraire de ceux de « protestant » et « catholique ». « Être identifié socialement en tant que musulman se présente comme un fait dont on ne peut se déprendre, lié à l'héritage familial et à une hérédité associée aux ancêtres et aux figures parentales », que l'on soit croyant ou pas. Il y a une forme de « biologisation de l’identité ». Cette ethnicisation est remise en question par les individus, dans le cas d'une conversion religieuse, lesquels critiquent cette assignation, stigmatisante et discriminante, fondée sur les « représentations de la figure de l’altérité et de l’immigration ».
Marie-Claire Willems expose la « mythologie des origines », définie par Gérard Noiriel : l’altérité détermine l’auto-identification comme « d’origine musulmane », y compris chez les non-croyants. Cette affiliation est liée à la figure du père et se « ré-enracine » dans une lignée qui commence par « celui qui est parti ». L’hétérocatégorisation établit une affiliation entre le nom de famille, l'origine des parents, « une interprétation de traits physiques singuliers menant à une supposition d'appartenance ethnico-nationale » ou d’autres stéréotypes, et l'appartenance supposée à la catégorie « musulman ».

Dans le Coran, le terme muslim/musulman s’applique à tout et à tous, puisqu’il signifie « soumis à la volonté de Dieu ». Toutes les figures historiques des monothéismes sont considérées « muslim », depuis Adam, ainsi que tous les êtres humains avant leur naissance. Il n’existe pas en français, au contraire de beaucoup de langues, alors même qu’il est souvent mobilisé par les personnes concernées. Au Moyen Âge, le qualificatif « sarrasin » est utilisé, puis « Maures », « Arabes », « Turcs », avec la signification de « païens », c’est-à-dire de non-chrétiens : il s’agissait (déjà) de « superposer l’aspect ethnique et religieux ». Le mot « musulman » apparait au XVIe siècle, souvent remplacé par celui de « mahométan », prenant alors en compte une acceptation religieuse dans les représentations. La pensée orientaliste émerge au XVIIIe siècle, rendant visible l’islam, mais en nourrissant une « vision diabolisée ». En fixant juridiquement le sens de « musulman » à partir d'une catégorisation ethnique et raciale, la colonisation, principalement en Algérie, fait passer ce terme d'une forme de religion ethnicisée à une catégorie racisée. « Dans ce cadre colonial, la conversion n’entraîne pas le changement de statut juridique. »

Marie-Claire Willems a interrogé Naguib Azergui, le fondateur de l’Union des démocrates musulmans de France (UDMF), pendant des partis démocrates chrétiens. Celui-ci fait le constat de la racisation des musulmans qui les exclut du « projet français ». Il cherche a casser les stéréotypes et considère que l’éthique religieuse sert les valeurs de la République. Un de ses candidats a remporté, allié à l’UDI, la mairie de Bobigny en 2014. Le Parti des indigènes de la République (PRI) combat lui aussi la racisation et la stigmatisation, et défend la figure du « musulman fondamental », en référence à Aimé Césaire. De la même façon que Jean-Paul Sartre notait qu’être juif était une identité politique (« C’est l’antisémite qui fait le Juif »), l’identification comme musulman est le fruit d’une stigmatisation et peut faire l’objet d’une lutte.
Pour les militants décoloniaux qu’elle a rencontrés, l'ancienne catégorie coloniale est à l'origine d’un « racisme institutionnel et systémique ». Dès lors, l’autocatégorisation « musulman », conséquence de l’hétérocatégorisation, relève plus d’une identité politique que culturelle ou religieuse. Cette « autoracialisation » s’avère nécessaire pour s’émanciper, pour lutter contre « un dénigrement ».
La Grande Mosquée de Paris, inaugurée en 1926, présentée comme signe de reconnaissance du combat des « soldats musulmans » pendant la première guerre mondiale, constitue « un point déterminant dans la construction de la rationalisation de l'islam français ». L’utilisation de l’expression « communauté musulmane » remonte aux discours de François Mitterrand pendant la campagne de 1981. Cette homogénéisation d'un collectif par l'expression vient consolider une représentation liant une « confession » à une origine géographique, le Maghreb, et à la condition sociale d’immigré. Elle va évoluer pendant la décennie 1990 en un « communautarisme » qui viendrait menacer l’unité républicaine et la cohésion nationale et dont le « symptôme » sera le voile.

L’interprétation strictement religieuse du terme « muslim » s’oppose à la manière dont l'identité sociale se manifeste en France : « la culture musulmane n'a aucun rapport avec la culture arabe ». « Pour qu'une séparation puisse s'opérer entre la religion et la culture, il est indispensable que les représentations du religieux se soient universalisées, et celles sur la culture localisées. Ce n'est qu'à partir de ce prérequis que le religieux peut s’adapter à tous marqueurs culturels dorénavant limités à un folklore. » Cet usage opère donc une « désethnicisation » et qualifie une pratique présentée comme universelle et acculturée, à l’encontre des débats politico-médiatiques qui dénoncent l’impossible intégration de l’islam en France.
Le terme « islamisme » utilisé à propos d’une « pratique de l’islam […] jugée totalitaire et dangereuse », alors que depuis le début du XVIIIe siècle il définit l’islam – de la même façon que ses « homologues » catholicisme, bouddhisme, judaïsme – témoigne également d’une « rhétorique raciale ».
Pendant son enquête, l’auteure n’a rencontré qu’un seul interlocuteur se présentant comme anciennement « salaf ». Elle se demande ce qu’aurait pu lui répondre les terroristes du Bataclan, par exemple, alors qu’elle même s’est retrouvée prise dans la fusillade rue de la Fontaine-au-Roi.

Intéressante enquête sociologique et utile complément à l’étude plus historique d’Olivier Le Cour Grandmaison, « ENNEMIS MORTELS » Représentations de l’islam et politiques musulmanes en France à l’époque coloniale.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier


Voir aussi :

« ENNEMIS MORTELS » Représentations de l’islam et politiques musulmanes en France à l’époque coloniale

LES IDENTITÉS MEURTRIÈRES



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