14 juillet 2024

FASCISME ET GRAND CAPITAL

En 1936, Daniel Guérin (1904-1988) publie cet imposant essai dans lequel il analyse le fascisme installé en Italie et en Allemagne, afin d’en dégager les grandes tendances : l’origine du mouvement, la mystique qui anime ses troupes, sa tactique offensive face à celle, légaliste, du mouvement ouvrier, la place des classes moyennes, les véritables raisons de sa victoire, la politique économique une fois arrivé au pouvoir et ses conséquences. Il prévient toutefois qu’il ne s’agit pas d’une histoire du fascisme. En dégageant un certain nombre de lois, il compte en tirer des conclusions pratiques : « On voudrait avoir convaincu le lecteur qu'il n'est qu'un seul moyen vraiment efficace de barrer la route au fascisme, c'est d’abattre le capitalisme. »
Il explique en effet que la bourgeoisie recourt certes au fascisme pour se protéger contre les troubles de la rue, mais plus encore contre les troubles de son propre système économique, lorsque le profit capitaliste est menacé par une crise permanente. Quand celle-ci sévit de manière particulièrement aigüe, la classe dominante n’a d’autres moyens que de vider les poches des pauvres pour remettre en marche le mécanisme du profit, pour renflouer les entreprises au bord de la faillite, en les soutenant artificiellement à coup de subventions et d’exonérations fiscales. Le régime « démocratique » se prêtant mal à la réalisation d’un tel plan, l’instauration d’un État fort devient nécessaire, afin de ligoter le peuple pour lui faire les poches. C’est pourquoi en Allemagne comme en Italie, la bourgeoisie – en tout cas les magnats de l'industrie lourde et les banquiers ayant des intérêts dans celle-ci – a subventionné le fascisme, d’abord à travers des milices antiouvrières, pour le porter ensuite au pouvoir en pensant continuer à le contrôler. Daniel Guérin raconte, étape par étape, cette accession au pouvoir dans chacun des deux pays. Son exposé est extrêmement précis, tant d’un point de vue sociologique, historique évidemment, qu’économique.
Les petits paysans sont embrigadés dans des organisations de « défense paysanne » aux côtés des gros propriétaires, au seul bénéfice de ces derniers. « Les magnats capitalistes réussissent ce tour de force : canaliser à leur profit la révolte des classes moyennes qui aurait dû être dirigée contre eux-mêmes ; enrôler, dans des organisations dont le but véritable est la défense des privilégiés, les victimes du privilège. » Les anciens combattants, la jeunesse intellectuelle et une partie des chômeurs déclassés sont enrôlés par les mouvements fascistes, faute de perspectives révolutionnaires proposés par le socialisme.

Le fascisme offre à ses troupes, pour combler leur manque d’homogénéité, « une mystique volontairement vague, et dans laquelle tous, quelles que soient leurs divergences d’intérêts ou de conceptions, communient ». Mieux vaut susciter la foi que de s’adresser à l’intelligence : « Un parti soutenu par les subsides du grand capital et dont le but est de créer et de défendre les privilèges des possédants n'a pas intérêt à faire appel à l'intelligence de ses recrues ; ou, plutôt, il considère comme plus prudent de ne faire appel à leur entendement qu’après les avoir complètement envoûtés. À partir du moment où le fidèle croit, rien n'est plus facile que de jouer avec la vérité et avec la logique. » Ainsi, le fascisme se présente-t-il comme une religion, « un ersatz de religion, une religion modernisée », sous la forme du culte de « l’homme providentiel », auquel vient se superposer celui de la patrie et, aussi ceux des morts, de la jeunesse, des anciens combattants, tous entretenus par une puissante propagande qui repose sur le mépris des masses. Daniel Guérin explique pourquoi le socialisme n’a pas réussi à s’imposer, faute d’avoir su opposer un idéalisme à la mystique fasciste.

Il analyse ensuite la « démagogie fasciste », en particulier son « anticapitaliste démagogique », essentiellement petit-bourgeois, qui, loin de s'attaquer sérieusement au capitalisme s’emploie surtout à « transmuer l'anticapitalisme des masses en nationalisme » et en antisémitisme. Il montre ensuite comment le fascisme s'attaque d'abord au prolétariat organisé à l'aide d’escouades fascistes financées par les magnats et les agrariens, avec l’appui implicite des forces répressives d’État, avant de se lancer à la conquête du pouvoir puis d’utiliser les rouages de l'État pour achever l’extermination des forces d’opposition, avant d’instaurer une dictature ouverte. S’il peut arriver au pouvoir de façon légaliste, disposant de l'assentiment de la fraction la plus puissante de la bourgeoisie capitaliste et de la complicité des chefs de l'armée et de la police, il doit cependant donner l’illusion à ses troupes d’être un mouvement « révolutionnaire ». Ainsi, la fameuse marche sur Rome a lieu alors que Mussolini s'est vu confier par le roi, selon les usages parlementaires, le soin de former un ministère. Puis, 50 000 Chemises noires sont acheminées par trains spéciaux dans la capitale. S’il sévit contre ses « plébéiens extrémistes » impatients d’une seconde révolution, il continue à recourir à la démagogie pour faire prendre patience à sa base. Puis, vainqueur, le fascisme peut laisser place à la légitimation idéologique de la dictature : « La “doctrine“ fasciste est une vieille connaissance, elle ressemble comme une sœur à la philosophie réactionnaire de l'ancien régime féodal, clérical et absolutiste. » Dès lors, le fascisme organise « les conditions permettant le massacre des salaires » : destruction des syndicats ouvriers, abolition du droit de grève, annulation des contrats collectifs,… Pour dissimuler aux travailleurs son véritable visage : « la dictature du grand capital », il recours au bluff de l'État corporatif. Pour restaurer le profit capitaliste, il restitue au capitalisme privé un certain nombre de monopoles détenus ou contrôlés par l'État, et il se lance dans des grands travaux publics et des commandes de « défense nationale », surtout en Allemagne, mettant ainsi le doigt dans l'engrenage qui le conduit à l'économie de guerre. Daniel Guérin s’emploie à présenter l’ensemble des décisions adoptées et aussi leurs conséquences sur les différentes classes sociales, notamment les ouvriers et les classes moyennes, les petits fermiers et les métayers.

Lecture urgente tant cet ouvrage contient (aussi) de clés de compréhension du présent.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier


FASCISME ET GRAND CAPITAL
Daniel Guérin
608 pages – 20 euros
Éditions Libertalia – Collection « Ceux d’en bas » – Montreuil – Novembre 2014
editionslibertalia.com/catalogue/ceux-d-en-bas/daniel-guerin-fascisme-et-grand-capital

Merci à Thom Holterman pour la traduction en hollandais de cet article : https://libertaireorde.wordpress.com/2024/08/25/daniel-guerin-1904-1988-over-fascisme-en-grootkapitaal-fascisme-v/


Voir aussi :

LE CHEF CONTRE L’HOMME



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