27 juillet 2024

PREMIÈRES SECOUSSES

Bilan d’étape de la coalition des Soulèvements de la terre, vaste coalition d’organisations et de mouvements qui n’attendent plus rien de ceux qui nous gouvernent et croient à leur capacité d’agir. Ni programme, ni manuel, cet ouvrage s’efforce de formuler des hypothèses, de délimiter les alliances et les antagonismes. 

En janvier 2021, 200 personnes se rencontrent sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, reconnaissant que leurs actions revendicatives ne produisent que « des acquiescement paternalistes chez les gouvernants, sans les faire bouger d'un cran », les revendications sectorielles des paysan·nes qui produisent de la nourriture en prenant soin des sols, ne décrochant que les mesures court-termistes, les sécessions et les désertions confinant à une contre-culture coupée de tout ancrage populaire, elles ont pris parti pour l'action directe de masse, contre l'artificialisation des sols et l'accaparement des terres et de l’eau, intervenant sous forme de blocage, de désarmement et d’occupation de terres.
Alternant récits et prises de position, cet ouvrage entend définir « une écologie terre à terre », pour une réappropriation commune de la terre et de l’eau, sans s’affranchir de la lutte des classes car «  “La société ne peut être que capitaliste car les masse sont sans terre“, écrivait Gustave Landauer. L'accaparement des terres nous prive de la capacité à répondre collectivement à nos besoins fondamentaux, en premier lieu l'alimentation et le logement. C'est cette dépendance qui fonde notre exploitation au travail. »

La campagne lancée par Extinction Rebellion (XR) en février 2020 contre la bétonisation prévue par le Grand Paris Express, marque un tournant : effet de masse coordonné pour envahir le port de Gennevilliers où sont concentrées des installations du groupe Lafarge et sabotages visant à empêcher les usines de redémarrer. « Ces pratiques qui pouvaient s'avérer auparavant clivantes sont devenues assumables collectivement et politiquement. » Une « enquête existentielle » sur cette industrie, responsable de 8% des émissions mondiales de CO2, suivra. Un chapitre est consacré à la défense du désarmement, du démantèlement des « infrastructures du désastre » : « Le désarmement comme méthode naît de la participation aux explosions récentes, qui excèdent les formes balisées de la contestation sociale mais ne parviennent pas à l'emporter face aux raidissement des États néolibéraux occidentaux et du capital, pris dans une fuite en avant autoritaire et raciste. » « Il forme une sorte de morale provisoire pour l'action : ce qui nous tue, nous avons le droit de le défaire. C'est de l'autodéfense primordiale. » Le sabotage contribue également à « dénaturalisés la violence capitaliste » ainsi qu'à élever considérablement le niveau du rapport de force en augmentant les coûts de sécurisation des bassines par exemple.
En décembre 2023, une campagne contre LafargeHolcim et le monde du béton révèla l’émergence d’un véritable front de lutte, avec cinquante-six actions dans cinq pays, d’une grande diversité et d’une grande complémentarité.
La connaissance ne suffit pas à faire changer les choses, car souvent l’angoisse paralyse et pousse à la recherche d’un État fort pour enrayer le cours des choses, à s’adapter plutôt qu’à résister. Le « discours urgentiste » sert à masquer les conflits (de classe, de race, de genre) au nom d’une unité factice contre une menace commune. Il n’est plus temps que d’agir, « agir vite et de manière impactante ». « La situation est bien trop grave pour que nous ayons besoin de défendre notre radicalité sur le terrain de la bienséance républicaine. Nous avons choisi pour naviguer une approche pragmatique, afin d'ajuster notre pratique chemin faisant. » La nécessaire médiatisation des actions présente toutefois de nombreux pièges.

L’industrie de l’extraction du sable, nécessaire à la construction des infrastructures, est liée aux « usines à mâche » dans la région nantaise qui produisent 88% de la production française et 50% de la production européenne. Un hectare de mâche nécessite 30 tonnes de sable par an !

La rencontre entre la lutte anti-bassines et les Soulèvements de la terre a permis de franchir un seuil au point de bouleverser le champ de l’écologie politique. « Les bassines achèvent de noyer la partageuse tradition maraîchine dans “les eaux glacées du calcul égoïste“. » Les pseudos arguments scientifiques des porteurs de projets ont été réfutés grâce à un travail d'expertise méticuleux, car la lutte se déroule aussi sur le terrain de l’éducation populaire et de la contre-enquête. Les infrastructures de l’agro-industrie accaparent l’eau au profit d'une infime minorité. Asséchant rivières et nappes, elles pompent l’eau commune pour la privatiser en l'enfermant dans d’immenses cratères recouverts de bâches plastique. Ce stock privé, qui stagne et s’évapore, entend esquiver les restrictions estivales pour maintenir, notamment, la filière maïs sous perfusion, en ajournant la transformation d’un système qui se heurte aux limites physiques du milieu, en exemptant l’agro-industrie du stress hydrique généralisé. La lutte s’articule entre l’autodéfense juridique et la résistance sur le terrain. Plusieurs bassines sont déclarées illégales une fois construites et fonctionnelles, d'où la nécessité d'entraver les travaux en amont. Le récit des différents rassemblements revient sur les préoccupations stratégiques, sans faire l’économie des erreurs. Le terme « mégabassine » a été imposé dans le débat aux dépends de celui de « retenue de substitution ». La présence paysanne a démontrer que la défense de l’eau n’est pas réductible à une opposition entre agriculteurs et écologistes. L'articulation entre actions de masse et initiatives autonomes, désarmements en plein jour et débâchages nocturnes a permis d’augmenter considérablement les coûts de sécurisation des chantiers mais aussi des bassines existantes. Les autorités n’ont pu enchaîner les constructions et sont revenues sur leur calendrier. À Sainte-Soline, « la guerre de l'eau n'est plus une métaphore ». Comme l'explique le directeur général de la gendarmerie lors de la commission d'enquête parlementaire, plus de 5000 grenades ont été tirées en une heure et demi, le 25 mars 2023, alors qu'en 2018, sur toute l'année et sur tout le territoire, 3500 avaient été utilisées.

Le chapitre consacré à la défense et à l’illustration du démantèlement est particulièrement intéressant tant la pratique peut peiner à convaincre auprès du grand public face aux dénigrements officiels. « Pour défendre et reprendre la terre, les installations paysannes et la floraison des alternatives ne suffisent pas. Défaire, détruire et réagencer sont des gestes indispensables. » Est-il en réalité plus « utopiste » d’envisager de se passer d’infrastructures écocidaires ou d’envisager de survivre avec elles ? « Face aux ravages, la question n'est plus simplement celle de la propriété des moyens de production mais celle de leur finalité. » La vocation du complexe agro-industriel n'est pas de « nourrir le monde » – au contraire, elle l’affame – mais de lutter contre la « fabrique populaire de la subsistance » : 10 millions de tonnes de nourriture sont jetés chaque année tandis que 7,9 millions de personnes dépendent de l'aide alimentaire. « Le démantèlement n'est pas un retour au passé, c'est au contraire une perspective d'avenir », c'est un mouvement d’émancipation des travailleur·ses de la terre.

De même, la stratégie de la confrontation, dans toute sa diversité tactique, est passée au crible, l’idéologie de la désobéissance civile non-violente dénoncée comme réformiste. « La stratégie c'est l'art de coordonner ces moyens en vue d'une fin. Se définir comme “non violent“ ou “violent“, c’est s'interdire de penser stratégiquement et appauvrir la nécessaire discussion sur nos lignes éthiques. » Il s’agit de s'approcher d'une forme de « guérilla sans lutte armée », qui est un « art de lutter “du faible au fort“ » : « la confrontation asymétrique avec les forces de l'ordre est parfois une nécessité pour défendre le territoire menacé, une manifestation, un lieu d'organisation, un piqué de grève ou une occupation. » La solidité des alliances se mesure à la capacité à repousser les injonctions à condamner la « violence spectaculaire ». « Face à un État qui organise le ravage, nos actions contribuent à un affaissement du consentement à la loi, à l'érosion d'une autorité gouvernementale illégitime, à l'irruption d'une insubordination de masse. »

Tandis que « les promesses d'abondance portées par le capitalisme du siècle dernier brûlent […] dans la fumée des méga-feux et des révoltes urbaines », les discours des fascismes fossiles et ceux qui invitent à la transition écologique pour perpétuer « le mythe du progrès en substituant aux promesses d'abondance un chantage à l'apocalypse », prolifèrent. Si la critique de ce système prédateur est largement partagée, pour sortir des indignations de salon ou du cynisme paralysant, après avoir « enray[é] la machine en attaquant les infrastructures de la dépossession », il faut retourner le stigmate qui frappe « le travail vivrier et le travail féminin qui ne produisent pas une valeur d'échange comptable mais satisfont directement le besoin vital », et envisager la « perspective de la subsistance » comme horizon de lutte.

Les auteurs entendent « tracer une ligne claire entre une écologie qui fait de la nature une norme pour bannir les corps minoritaires, et une écologie qui cherche dans la nature les forces pour renverser les possesseurs et destructeurs de la terre » : « L’idée d'ordre naturel, toujours employée pour fonder l'ordre social, est une supercherie. » La lutte contre les OGM ne prétend pas que modifier un code génétique serait contre nature, mais défend l'autonomie paysanne et la diversité face à l'accaparement industriel des capacités reproductives du vivant.

D’autres luttes sont évoquées, contre l’accaparement des terres, avec les vendanges sauvages des vignes de Bernard Arnault par exemple, ou celle contre le projet de troisième tronçon de téléphérique sur le glacier de la Girose.

Un chapitre est consacré à l’hypothèse politique des reprises de terre, dans un contexte où la moitié des exploitants agricoles vont atteindre l’âge de la retraite d’ici 2030, puis un autre aux difficultés concrètes à poser les gestes à hauteur de cette ambition.

Confrontés à l’impuissance des mouvements révolutionnaires et à l’impossibilité des réformes puisque jamais les États-nations n'organiseront la sortie du capitalisme industriel, plutôt disposés à adapter celui-ci aux changements climatiques, les auteurs préconisent la constitution de contre-pouvoirs autonomes, reliés entre eux pour former un réseau de résistance, tout en concentrant les forces offensive sur certains axes précis, et en appuyant un réformisme radical et structurel, qui le distingue du réformisme contre-insurrectionnel : « Le rôle d'une organisation consiste selon nous à renforcer les capacités d’auto-organisation de ces mouvements et à affaiblir leurs adversaires en se fixant des objectifs précis, énoncés depuis des luttes situées. » « C'est aux habitant·es d'un territoire de décider comment y vivre. C'est à celleux dont la vie dépend de la relation à la terre et aux machines, à leurs voisin·es ou à leurs collègues de décider comment les réguler, non à ceux qui les exploitent ou les administrent de loin. All power to the people ! » La structuration des Soulèvements de la terre et de ses cent cinquante comités locaux est présentée, ainsi que les processus de prise de décisions, la préparation et la coordination des actions

Ouvrage capital en cette période où construire une résistance efficace devient de plus en plus vital.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier

 

PREMIÈRES SECOUSSES
Les Soulèvements de la terre
296 pages – 15 euros
La Fabrique éditions – Paris – Avril 2024
lafabrique.fr/premieres-secousses/


Voir aussi :

À BAS L’EMPIRE VIVE LE PRINTEMPS ! – Stratégie pour une écologie radicale

AVOIR 20 ANS À SAINTE-SOLINE



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