12 septembre 2024

LE NETTOYAGE ETHNIQUE DE LA PALESTINE

L’historien israélien Ilan Pappé, s’appuyant sur de nombreuses archives, réfute le « mythe » du départ volontaire de la population palestinienne et revient sur la période de la création d’Israël, entre 1947 et 1949, pendant laquelle plus de 500 villages ont été détruits, des civils massacrés et un million de personnes expulsées. Il démontre que ce « nettoyage ethnique » est constitutive de l’idéologie fondatrice d’Israël.

En 1947, la « Maison rouge », bâtiment typique de Tel-Aviv devient le quartier général de la Hagana, la principale milice juive clandestine sioniste en Palestine. C’est ici qu’est élaboré et décidé, le 10 mars 1948, le plan D, le plan Daleth qui décrit de façon détaillée les méthodes à employer pour chasser systématiquement les Palestiens, détruire la Palestine rurale et urbaine : intimidation, siège et pilonnage des villages et des quartiers, incendies des maisons et des biens, expulsion, démolition et pose de mines dans les décombres pour empêcher tout retour.
L’auteur revient sur la définition officielle de la notion de « nettoyage ethnique ». Il explique comment la préparation de chacune des étapes de celui-ci a été discutée au domicile privée de David Ben Gourion, le chef du mouvement sioniste, où il réunissait autour de lui un « comité consultatif », comprenant les plus hauts gradés de la future armée israélienne. Il cite ensuite l’ouvrage de Nur Masalha, Expulsion of the Palestinians, publié en 1992, qui « montre clairement combien le concept de transfert était et reste profondément ancré dans la pensée politique sioniste. Du fondateur du mouvement, Théodor Hertzel, aux principaux dirigeants de l'entreprise sioniste en Palestine, le nettoyage du pays a toujours été une option valide. »

Ilan Pappé rappelle que « Eretz Israël, le nom de la Palestine dans la religion juive, avait été vénéré au fil des siècles par des générations de Juifs en tant que lieu saint de pèlerinage, jamais comme un État séculier. » La tradition leur demandait d’attendre « la fin des temps » et la venue du Messie pour y revenir. C’est le sionisme, apparu en Europe centrale et orientale à la fin des années 1880 qui a laïcisé et nationalisé le judaïsme. Avant l’occupation britannique, seules quelques « colonies », ne représentant pas plus de 5% de la population », étaient installées. Pourtant les écrits des « pères fondateurs » du sionisme inquiétaient déjà quelques notables palestiniens, avec le risque d’une expulsion du peuple palestinien, au point de demander au gouvernement ottoman d’Istanbul de limiter ou d’interdire l’immigration juive en Palestine, sous domination turque jusqu’en 1918. En promettant la création d'un foyer national pour les juifs en Palestine en 1917, Lord Balfour, secrétaire au Foreign Office britannique, a « ouvert la porte au conflit ». Puis Lord Charles Wingate, officier britannique, a contribué au développement d’organisations paramilitaires, d’abord pour protéger les enclaves juives, mais aussi « parce que les actes d'agression armés étaient un moyen de dissuasion efficace contre une possible résistance des palestiniens locaux ». Le Fonds national juif (FNJ) était chargé d’acheter des terres puis d’y installer des immigrants juifs. Ben-Zion Luria, jeune historien de l’Université hébraïque, suggère alors qu‘elle réalise aussi un inventaire des villages arabes, avec la qualité de leurs terres, leurs ressources en eau, la sociologie de leurs habitants, etc. À la fin des années 1930, ces dossiers étaient presque complets. À partir de 1943, sous l’impulsion d’Ezra Danin, les descriptions sont encore plus détaillées, jusqu’à la qualité de chaque arbre et le nombre de travailleurs par atelier. Une mise à jour finale consista à ajouter, en 1947, la liste des « personnes recherchées ».
Ben Gourion, dirigeant du mouvement sioniste depuis le milieu des années 1920, accepta comme un bon début, la proposition britannique d’un État, sur une maigre fraction de la Palestine, en 1937. Il savait que « l’État juif ne pourrait être obtenu que par la force, mais il fallait attendre une conjoncture historique favorable pour pouvoir traiter “militairement“ la réalité démographique du terrain ». En 1946, le XXIe congrès sioniste lui confie le portefeuille de la défense mais, ignorant la structure officielle, il s’appuie sur des organismes clandestins, tandis que la Grande-Bretagne annonce son retrait et le transfert de la question palestinienne à l’ONU.

Quand débute les opérations de nettoyage ethnique, début décembre 1947, un tiers de la population est composé de nouveaux venus juifs en provenance d’Europe, installés en ville. La toute jeune ONU confie la question du destin du futur pays à une commission spéciale : l’UNSCOP et, sur les recommandations de celle-ci, adopte la résolution 181, le 29 novembre 1947, qui acte le partage de la Palestine en deux États, liés par une unité économique. La ville de Jérusalem accédant à un régime international administré par l’ONU. Les Juifs qui possédaient moins de 6% du pays, en recevaient plus de la moitié, dont les terres les plus fertiles. « La carte des Nations unies était un moyen sûr de déclencher la tragédie qui a commencé le lendemain même du vote de la résolution 181. » Ben Gourion pousse les autres dirigeants juifs a l’ignorer : puisque les Arabes et les Palestiniens la rejetaient, elle était caduque, exceptée la clause reconnaissant la légalité de l’État juif en Palestine. Dès lors, les frontières de celui-ci seraient déterminées par le force.

Début décembre 1947, une série d’attaques juives en réponse au saccage du bus et de commerces lors de manifestations palestiniennes contre la résolution, provoque l’exode de… 75 000 personnes. Puis la tactique d’actions de représailles est officiellement réorientée en opérations de nettoyage ethnique à partir de mi-février 1948. Le 10 mars, le plan Daleth est adopté. Le 15 mai, les Britanniques partent et la Jordanie conclut un accord de principe avec l’Agence juive pour le partage de la Palestine post-Mandat, avec l’annexion de la Cisjordanie, en échange de la promesse de ne pas se joindre à des opérations militaires contre l’État juif, tandis que la direction Juive prévoyait de s’étendre sur plus de 80% du territoire.
Dès lors, Ilan Pappé rend compte avec une grande minutie de l'évolution des débats au sein du Comité consultatif, des réactions successives des pays arabes, et surtout des différentes phases, pratiquement villages par villages, du nettoyage ethnique. Le journal de Ben Gourion est une source importante d’informations puisqu’il y note absolument tout, ainsi que les correspondances qui rendent compte des réunions du Comité.
Les hautes responsables de l’ONU commençant à se rendre compte que leur résolution n’était nullement une solution mais poussait à la guerre, comme l’avaient déjà compris les diplomates américains et les dirigeants britanniques, il s’agissait de créer des faits accomplis pour conjurer un possible changement de cap. Un double discours devait aussi être tenu : « La tentative pour présenter les Palestiniens et les Arabes en général, comme des nazis était une astuce délibérée de relations publiques : il s'agissait de garantir que, trois ans après l'Holocauste, les soldats juifs ne seraient pas écœurés quand on leur ordonnerait de “nettoyer“, tuer et détruire d'autres êtres humains. » Dès lors, les massacres s’enchainent, jusqu’à l’empoisonnement de l’eau, à Acre, par les germes de la typhoïde, et le pilonnage au mortier de foule en fuite, comme à Haïfa. «  Du 30 mars au 15 mai, 200 villages ont été occupés et leurs habitants expulsés. C'est un fait, à dire et à répéter, car il anéantit le mythe d'Israël selon lequel les “Arabes“ se seraient enfuis quand l’“invasion arabe“ a commencé. » 90 autres seront rayés de la carte entre le 16 mai et le 11 juin 1948.
Toutes les responsabilités sont pointées : « La Grande-Bretagne a laissé le nettoyage se dérouler sous les yeux de ses soldats et de ses fonctionnaires pendant la période du Mandat, qui s'est terminé le 14 mai 1948 à minuit, et elle a entravé les efforts de l'ONU pour intervenir d'une façon qui aurait pu sauver bon nombre de Palestiniens. Après le 15 mai, les Nations unies n'ont aucune excuse pour avoir abandonné le peuple dont elles avaient partagé le territoire, et dont elles avaient livré la vie et le bien-être aux Juifs qui, depuis la fin du XIXe siècle, souhaitaient le déraciner et prendre sa place dans ce pays qu’ils considéraient comme le leur. » Folke Bernadotte, président de la Croix-Rouge suédoise, qui avait sauvé des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, a proposé une redivision du pays en deux parties égales et le retour inconditionnel de tous les réfugiés, avant d’être assassiné par des terroristes juifs. Cette dernière recommandation a été adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies, mais ignorée, comme tant d’autres, par Israël.
Un temps, le statut des territoires occupés qui se trouvaient légalement dans les frontières de l’État dévolu par l’ONU aux Arabes, demeura embarrassant. Ils furent d’abord nommés « zones administrées », c’est-à-dire gouvernées par un système de justice militaire, puis, à partir de mai 1949, toute distinction a disparu : « Tout s’est “dissous“ dans l’État d’Israël. »

Pour échapper à toute demande d’indemnisation, les biens des palestiniens expulsés ont été placés sous la garde de l’État qui pouvait ensuite les vendre au prétexte qu’aucun ayant droit ne se serait manifesté. « La géographie humaine de l'ensemble de la Palestine a été transformée de force. Le caractère arabe de ville a été effacé par la destruction de zones étendues, comme le vaste parc de Jaffa et des centres communautaires à Jérusalem. Ce qui motivait cette transformation, c'était le désir d'effacer l'histoire et la culture d’une nation et de la remplacer par une version fabriquée de l'histoire d'une autre, dont toute trace de la population indigène était élidée. » Tout le travail d’hébraïsation de la géographie est également rapporté.

L’auteur raconte ensuite les efforts entrepris par les dirigeants israéliens pour nier leur responsabilité dans le « départ » des Palestiniens et empêcher leur retour.

Ilian Pappé apporte des preuves accablantes qui raconte une toute autre histoire de la Nakba, et vient mettre à mal la version officielle, celle de la « désarabisation » active, déterminée et violente de la Palestine, par un nettoyage ethnique très organisé, pour faire place à la construction d’un État réservé aux Juifs. En remettant en cause « les mythes fondateurs de l’État d’Israël » il pose « quantité de questions éthiques ».
Un livre à lire pour comprendre combien les événements actuels sont la continuité de ceux d’alors, dans leurs méthodes comme dans leurs intentions.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier

LE NETTOYAGE ETHNIQUE DE LA PALESTINE
Ilan Pappé
Traduit de l’anglais par Paul Chemla
396 pages – 20 euros
La Fabrique Éditions – Paris – Mai 2024
lafabrique.fr/le-nettoyage-ethnique-de-la-palestine/
Parution initiale : librairie Arthème Fayard, 2006.


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