Avec la Révolution de 1917 en Russie, les livres pour enfants connaissent « une effervescence extraordinaire », véritables « laboratoires de genres littéraires et graphiques ». Il s’agit d’alphabétiser les masses et de former des citoyens nouveaux.
Une tendance réaliste, compréhensible et proche des travailleurs, dans la lignée des symbolistes russes du XIXe siècle, puise dans la culture populaire (loubok) et enfantine, pour offrir la vision du Nouveau Monde soviétique. Les milieux futuristes et avant-gardistes (cubistes, constructivistes, le cubo-futurisme, le suprématisme) s’emparent aussi du secteur. Après cette rapide présentation historique, Dorena Caroli, professeur d’histoire de l’éducation à l’université de Bologne, explique le souci de la pédagogie dans le système scolaire soviétique, inspiré des principes de l’éducation nouvelle, notamment du philosophe américain John Dewey et de Maria Montessori. Elle illustre toujours son propos par une grande quantité d’albums, dont certaines pages sont reproduites, et présente les principaux artistes et groupes ou réseaux de créateurs – notamment Vladimir V. Lebedev à qui elle consacre un chapitre entier – ainsi que les maisons d’édition les plus actives. Dans un premier temps, il ne s'agit pas de forger des outils d’endoctrinement mais de repenser « les premiers vecteurs traditionnels de l'éducation culturelle ».
En 1918, le Décret n°1 sur la démocratisation de l’art provoque une mobilisation artistique dans tous les espaces sociaux. L’espace de la page devient lieu d’expérimentation des formes : innovations et recherches typographiques, rôle primordial de la couleur, usage du clair-obscur en fonction de la forme et de l’espace, refus de l’anatomie. En 1923-1924, l’interventionnisme d’État est plus marqué et le marché éditorial est regroupé dans l’Union des éditions d’État. Avec Staline, les esthétiques d’avant-garde seront sacrifiées au profit du « réalisme soviétique » désormais unique miroir de la réalité.
Dorena Caroli analyse aussi l’évolution des personnages représentés. Dans un premier temps, les animaux qui occupent une place importante dans la tradition orale, sont utilisés pour réinterpréter les contes, symboles culturels bourgeois, en tant que genre soviétique. Puis ils sont rejetés à partir de 1925, car immergeant l’enfant dans un monde fantasmagorique trop éloigné du communisme réel est train de se construire. Dès lors, la propagande va s’appliquer à tourner en dérision l’époque tsariste et le monde capitaliste, à substituer une conscience politique à l’imaginaire. Puis, les récits animaliers s’orientent vers l’histoire naturelle, dans un souci documentaire, afin de stimuler les capacités d’observation des enfants. Désormais, les illustrateurs doivent représenter la réalité dans sa dimension révolutionnaire. La psychologie disparait des histoires car « c’est le peuple et non l’individu qui est le héros de l’histoire en marche ». Les objets du quotidien sont mis en scène (table, chaise, poêle,…), ainsi que le travail collectif nécessaire à les produire. Dans le sillage des « livres de production », des livres évoquant l’organisation des territoires, à la ville et aux champs, apparaissent à partir de 1920, montrant le développement des transports et des infrastructures, la société soviétique victorieuse de la nature, grâce à la technologie. La stigmatisation des paresseux et autres « parasites », antagonistes des « travailleurs de l’édification de la société socialiste, héros anonymes qui font preuve d’une détermination absolue et désintéressée », devient un thème récurent. La famille nucléaire disparait car « la vie sociale doit supplanter la vie privée ». Des ouvrages proposent des messages normatifs sur les comportements des enfants, afin de les « discipliner ». Ainsi, dans La Balle de Vassili V. Borissovski, paru en 1928, un enfant refuse de jouer avec les autres au prétexte que c’est la sienne. Pendant la nuit, tous, du menuisier au maçon viennent dans sa chambre reprendre ce qui est « à eux ». Puis apparaissent des livres mettant en scène des pionniers, « modèles d’une nouvelle éthique de comportement : altruiste, discipliné, généreux, collaboratif, bâtisseur de la société du bonheur », ainsi que des récit de la « geste soviétique », témoignant de l’emprise grandissante de l’État sur les imaginaires juvéniles. Ils donnent à voir des images idylliques, tandis que la société, en réalité, traverse une crise majeure, à cause de l’instabilité sociale et économique du premier plan quinquennal.
Des circonstances historiques rares ont mis tous les créateurs au service de l’instruction de la jeunesse et de la propagande. Ces expérimentations ont produit le pire comme le meilleur, mais toujours avec une qualité graphique exceptionnelle. Dorena Caroli permet toutefois de saisir que l’attention pédagogique était le souci de beaucoup de ces artistes, et d’appréhender dans sa diversité cette parenthèse de liberté que connut le livre jeunesse russe, avant de retomber dans un conformisme moralisateur.
Ernest London
Le bibliothécaire-armurier
L’ILLUSTRATION JEUNESSE RUSSE
Une histoire graphique (1917-1934)
Dorena Caroli
332 pages – 49 euros
Éditions Imprimerie nationale/Actes sud – Collection « Arts du livre » – Arles – Novembre 2023
www.actes-sud.fr/catalogue/arts/lillustration-jeunesse-russe
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