3 décembre 2024

GAZA DEVANT L’HISTOIRE

Si l’attaque du Hamas du 7 octobre 2023 a fait l’objet, à juste titre, d’une condamnation unanime, « la furie dévastatrice et meurtrière déchaînée par Israël » a suscité beaucoup d’indulgence. L’historien Enzo Traverso met sa discipline au service d’une analyse de la crise actuelle, afin de déjouer le piège tenu par les génocidaires au nom de la lutte contre l’antisémitisme, et propose « une réflexion critique sur le présent et les façons dont l’histoire a été convoquée pour l’interpréter ».
En effet, il lui semble que « la grande majorité de nos chroniqueurs et commentateurs sont devenus « heideggeriens », enclins à interchanger les agresseurs et les victimes », faisant référence au philosophe Martin Heidegger qui, en 1945, présentait l’Allemagne comme victime d’une agression extérieure. Aujourd'hui Israël est présenté comme la victime du « plus grand pogrom de l'histoire après l'Holocauste ». « Le discours dominant autour du 7 octobre fait de cette date une sorte d'épiphanie négative, une apparition soudaine du mal dont jaillit une guerre réparatrice. Le compteur est reparti à zéro, ce jour là, comme s’il s'agissait de la seule origine de cette tragédie. » En réalité, « la destruction de Gaza est l'aboutissement d'un long processus d'oppression et de déracinement ». Elle s’inscrit dans une longue généalogie.
La définition de la convention des Nations unies de 1948 sur le génocide décrit très précisément la situation en cours aujourd'hui en Palestine et c'est en s’appuyant sur cette définition que la Cour internationale de justice a lancé une alarme contre un risque de génocide dans la bande de Gaza. « L'histoire de la guerre à Gaza s’écriera dans les décennies à venir ; aujourd'hui, il faut la stopper. Telle est la fonction d'une alerte contre un génocide en cours. Le commentateur qui interprète cette mise en garde comme une tentative antisémite de minimiser l'Holocauste ou d'en contester l'unicité montre seulement à quel point une mémoire mystique, exclusive et autoréférentielle peut devenir myope, insensible et pernicieuse. »
Qualifier ce qui se passe à Gaza de « guerre » lui paraît inapproprié puisque deux armées ne s'y affrontent pas. Il s'agit plutôt d'une « destruction unilatérale, continue, inexorable », méthodique d’une zone urbaine habitée par près de deux millions et demi de personnes. « Les crimes de guerre, intentionnels ou accidentels, ne sont pas l'objectif d'une guerre, mais l'une de ses conséquences. La destruction de Gaza, en revanche, est l'objectif de l'offensive israélienne. »

Enzo Traverso revient aussi sur le lieu commun qui consiste à décrire Israël comme « un îlot démocratique au milieu d'un océan d'obscurantisme », et le Hamas comme « une horde de bêtes assoiffées de sang », relent d’orientalisme du XIXe siècle, alors que l’Occident perpétrait des génocides au nom de sa mission civilisatrice. Le droit d'Israël à se défendre est systématiquement convoqué, mais personne n'évoque jamais celui des palestiniens à résister. Le terrorisme islamique lanceraient des roquettes au hasard, tandis que l’armée israélienne tuerait rationnellement, sélectionnant ses cibles, mesurant parfaitement les dommages collatéraux, planifiant la destruction des infrastructures, des hôpitaux, des universités et même des cimetières, interrompant l'approvisionnement en eau et en électricité, l'accès à la nourriture et aux médicaments, etc. Selon lui, nous sommes « au cœur de “la dialectique de la raison“ » : les principes universels du droit se heurtent aux préjugés orientalistes et sont encadrés par les dispositifs de domination des grandes puissances.
Il analyse aussi la ligne de couleur fixée en Israël pour distinguer les juifs provenant du monde arabes des ashkénazes, et provoquer leur « assimilation ».

Dans les semaines qui ont suivi l’attentat du 7 octobre, la plupart des médias occidentaux ont publié de fausses informations, inventées par l’armée israélienne, reprises par beaucoup de dirigeants politiques, avant d’être timidement démenties quelques semaines plus tard. Ces rumeurs rappellent celles qui ont souvent été diffusées à propos des Juifs, avant l’éclatement d’un pogrom, mais retournés aujourd’hui contre les Palestiniens. Les mouvements d’opposition à ce massacre ont été automatiquement qualifiés d’antisémites. « La réalité est que l'antisémitisme est devenu une arme de combat (a été weaponized, comme on dit aux États-Unis). Non pas l’antisémitisme d'autrefois, qui était dirigé contre les Juifs, mais un nouvel antisémitisme imaginaire qui sert à criminaliser la critique d’Israël. » Assimiler l’antisionisme à l’antisémitisme permet de discréditer les anticolonialistes, les antiracistes et les anticonformistes juifs.

Enzo Traverso condamne avec une extrême fermeté l’attaque du 7 octobre, rappelant que « la liberté ne peut être conquise en tuant consciemment des innocents ». Si « des « moyens inappropriés et répréhensibles ont été utilisés dans le cadre d’une lutte légitime contre une occupation illégale, inhumaine et inacceptable », il demeure nécessaire de saisir les racines de cette violence.
Il rappelle que le Hamas est une émanation politique et militaire des Frères musulmans, mouvement conservateur islamiste né en 1987, au moment de la première Intifada, et qui a remporté les élections à Gaza en 2006, face à l’Autorité palestinienne. Il a condamné l’Holocauste et l’antisémitisme, précisant que son combat était dirigé contre l’État sioniste. Sa charte a abandonné, en 2017, l’objectif de la destruction d’Israël, dans la perspective d’une stratégie politique. « Le terrorisme du Hamas n'est que la doublure dialectique du terrorisme d'État israélien. »
Si Frantz Fanon a souligné « le caractère libérateur de la violence exercée par les dominés », il invite à dépasser la représentation de « la cause des opprimés comme le triomphe de l’innocence ». Le FLN, l’OLP et l’ANC ont eu recours à l’assassinat de civils, « arme des faibles dans les guerres asymétriques ». Même les terroristes de l’Irgoun ont posé des bombes qui ont tués 91 personnes à l’hôtel King David de Jérusalem, en juillet 1946. En Italie, pendant la Seconde Guerre mondiale, les Groupes d’action patriotique (GAP) ont fait explosé des bombes dans des lieux publics fréquentés par l’ennemi, utilisant dans leurs revendications les mots « terreur » et « terrorisme ». Les combattants de la MOI, dont le chef, Missak Manouchian, vient d’entrer au Panthéon, également.

Primo Levi expliquait que « la Shoah ne conférait pas à Israël un statut d'innocence ontologique », et dénonçait Menahem Begin comme « fasciste ». Il y a vingt ans, Edward W. Said défendait la solution d’un État binational laïque. Or, en 2018, Israël est devenu officiellement l’ « État du peuple juif ». L’universitaire israélien Amon Raz-Krakotzkin soutient toutefois qu’il n’est pas un « État-nation » ni un État démocratique, mais plutôt « “un processus continu de rédemption“ fondé sur une combinaison unique de théologie et de colonialisme ». Enzo Traverso explique qu’aujourd’hui une solution à deux États ne pourrait qu’être mise en place à travers « des opérations croisées de nettoyage ethnique », aboutissant à la juxtaposition de deux fondamentalismes. C’est pourquoi le projet d’État binational retient plus son attention, bien qu’il admette que c’est avant tout à ceux qui y vivent d’en décider. Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’idée d’une fédération européenne aurait certainement semblé naïve. Ce fut longtemps le projet défendu par l’OLP et un courant de la gauche israélienne. Et le « sionisme culturel » s’opposait au sionisme politique de Herzl, considérant «  la formation de l’État hébreux comme une erreur historique ». Hannah Arendt, notamment, déclarait qu’ « un État-nation juif serait une plaisanterie dangereuse » et mettait en garde contre le cauchemar que cette perspective engendrerait. Il est aujourd’hui sous nos yeux. L’auteur s’inquiète de l’absence de telles paroles, provoquée par la peur d’être qualifié d’antisémite. Les manifestations impressionnantes appelant à la démission de Netanyahou exigeait la libération des otages, pas l’arrêt des massacres. Beaucoup de Juifs à travers le monde refusent que ceux-ci soient commis en leur noms et en celui de leurs ancêtres. Ils en appellent à la mémoire qui doit contribuer « à arrêter la production de mort à Gaza et en Cisjordanie ».

Enzo Traverso remet les points sur les « i » de l’histoire et de la mémoire afin qu’elles cessent d’être instrumentalisées et permettent de saisir ce qui se joue actuellement au Moyen-Orient.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier

GAZA DEVANT L’HISTOIRE
Enzo Traverso
136 pages – 14 euros
Éditions Lux – Montréal – Octobre 2024
luxediteur.com/catalogue/gaza-devant-lhistoire/


Voir aussi : 

UNE ÉTRANGE DÉFAITE

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