9 février 2025

COMMUNALISME ANDIN ET BON GOUVERNEMENT

En 1609, paraissent les Commentaires royaux sur le Pérou des Incas, de l’Inca Garcilaso de la Vega, – premier livre publié en Europe d’un américain qui s’identifie comme “indien“ » – qui auront un impact durable et profond dans l’histoire des idées politiques et économique en Europe et en Amérique du Sud, suscitant l’intérêt des réformateurs et des révolutionnaires, devenant une référence majeure au XVIIIe siècle, notamment pour sa description du « bon gouvernement » des Incas, fondé sur « une conception de la justice redistributive et de la justice sociale beaucoup plus avancée que celle qui existait alors dans les sociétés européennes ». Professeur de philosophie et d’études latino-américaines à l’université de Tours, Alfredo Gomez-Muller présente ce texte, son origine et sa réception à travers les époques, le discrédit régulièrement jeté sur lui, preuve du pouvoir déstabilisateur qu’il contient.

Il prévient que son but n'est pas de discuter la validité historique des descriptions de l'Inca Garcilaso, mais d'établir la présence de cette référence au sein des longues mémoires « utopique » qui ont contribué au renouvellement des pratiques et théoriques politiques en Europe comme en Amérique latine.


L’Inca Garcilaso de la Vega est né en 1539. Sa mère, Chimpu Ocllo, nièce de Huayna Cápac, le onzième souverain des Tawantinsuyo, cet immense empire construit dans les Andes, appartenait à une lignée de l'élite sociale inca. Son père était le capitaine Sebastián Garcí Lasso de la Vega y Vargas, membre de l’expédition venue en renfort pour faire face à la résistance inca, et deviendra maire et juge suprême de Cuzco. Alfredo Gomez-Muller restitue aussi le contexte des bouleversements et de la violence apportés par la colonisation, du nouvel ordre social hiérarchisé, instauré sur la base de la « pureté du sang » (limpieza de sangre) et distinguant indiens, métis (avec toute une graduation de « taux d’impureté », Espagnols et Castillans, criollo (Espagnol né en Amérique), à l’origine du système social des castas qui régulera, quelques décennies plus tard, tous les échanges.

Bien que son père ait du répudier sa mère pour épouser une Espagnole, il enverra son fils, qui s’appelle encore Gómez Suárez, étudier en Espagne, à l’âge de 21 ans. Quand il en a 30, après avoir été soldat dans plusieurs milices, celui-ci décide de se consacrer à l’écriture d’une histoire autre que le récit officiel qui légitime les pratiques d’exclusion. Il sera fortement influencé par l'herméneutique textuelle de Léon l'hébreu qui dépasse la dichotomie instituée entre le mythe et la vérité. Il introduira un déplacement radical du point de vue, « acte épistémique tout autant que politique, fissurant la norme établie du vrai et du juste, démultipliant culturellement les perspectives sur le vrai historique et sur la justice du “bon gouvernement“ ». Il achèvera la rédaction de la première partie de ses Commentaires en 1604 – qui sera éditée 5 ans plus tard à Lisbonne –, à l’âge de 65 ans, après avoir adopté son nom « indien », pour des publications antérieures. Toutefois, face à l’État, le tribunal de l’inquisition et la société qui légitiment l’entreprise coloniale, il doit s’exprimer discrètement, implicitement, suivant des dispositifs ici analysés : par contraste et parole « masquée ». Il explique que les Espagnols auraient du prêcher l’Évangile « avec l'exemple que la doctrine requiert », mais que « tout s'est passé si différemment (pero pasó todo tan diferente), comme le raconte leurs propres histoires » : « vidé de sa substance vitale, le message chrétien s'effondre en tant que récit de légitimation de l'invasion ». La conception inca-garcilassienne du dieu chrétien se rattache à la mémoire « inca » de justice redistributive, mais aussi à l'humanisme chrétien de la Renaissance, qui s'inscrit dans l'histoire des tentatives médiévales de renouvellement du christianisme, orientées vers la récupération de l'esprit évangélique du « christianisme primitif ». En ce sens, il rejoint, un peu moins d’un siècle plus tard, la critique de la modernité hégémonique formulée par Thomas More.


L’auteur présente en suite plus précisément la « philosophie morale » des Incas, telle que rapportée par l’Inca Garcilaso, basée sur la réciprocité et la redistribution. Les Incas mesuraient toutes les terres de chaque province puis en faisaient trois parts, l'une pour le soleil (les prêtres), l'autre pour le roi et la dernière pour « ceux du pays ». Les travaux en commun (constructions et cultures) étaient une « contribution générale à la chose publique », tandis que la culture des terres communales concoure à la satisfaction des besoins de la communauté. Le tupu était la base de la loi agraire et correspondait à la superficie nécessaire pour répondre aux besoins. Les pauvres, incapables de travailler et donc dans l'impossibilité de se procurer le nécessaire pour subsister, sont pris en charge par un système de redistribution étatique ainsi qu’un système de solidarité par redistribution communale, basé sur la loi de fraternité. « Les famines et l'indigence extrême qui à la même époque frappaient régulièrement les plus démunis en Europe étaient inconnues dans la société inca, où seules des catastrophes épisodique pouvaient entraîner des moments de grande rareté pour tous. »

Sur la base d’études modernes et contemporaines, il contredit également certaines affirmations de l’Inca Garcilaso, notamment sur le rôle « civilisateur » attribué à l’élite gouvernante inca, alors que les systèmes d’entraide et de justice (re)distributive étaient issus d’anciennes traditions communales, andines et pré-incaïques. Il émet l’hypothèse qu’il ne s’agirait pas d’une « erreur » de sa part mais bien plutôt d’un acte politique : l’idéalisation du « bon gouvernement » de Tawantinsuyo renforcerait la critique du « mauvais gouvernement » du pouvoir colonial, en lui conférant le sens d’une perte.

Jusqu’à la fin du XIXe siècle, les Commentaires ont été considérés comme une source historique principale. En 1896, Cunow, dans un ouvrage qui fera référence pendant près d’un siècle, lui conteste toute validité historique. Au XVIIIe siècle, c’est en France que leur impact est le plus grand, ce que confirment le grand nombre d’éditions de l’ouvrage – dont les traductions rendent explicitent ce que l’auteur avait tenu implicite –, ainsi que la multiplication des références au « Pérou », dans les productions textuelles, iconographiques et musicales, souvent pour remettre en question l’européocentrisme, et pas seulement par mode du « bon sauvage », comme cela a été trop souvent affirmé. Alfredo Gomez-Muller passe en revue quelques commentateurs , tout en analysant les thématiques développées par l’Inca Garcilaso. Ainsi, celui-ci décrit la fascination des envahisseurs pour l'or comme incompatible avec le christianisme authentique, idée reprise dans l’opéra-ballet de Jean-Philippe Rameau, Les Indes galantes, par exemple, ou par Voltaire dans sa tragédie Alzire ou les Américains. Il montre comment, au XVIIIe siècle, les Commentaires ont alimenté les débats sur « la fonction et la signification sociale et culturelle de la propriété privée et du commerce de type capitaliste », le système inca démontrant que la communauté des biens n’est pas « imaginaire » mais appartient bien à l’expérience historique. Face aux thèses de Morelly et Mably notamment, Raynal et l’abbé Genty parlent d’exception et réfutent par tous les moyens ce système qui pourrait attester de la viabilité d’une société sans propriété privée, légitimant idéologiquement la colonisation. Dans les derniers jours de la Révolution française, Sylvain Maréchal, qui connaissait les Commentaires, mentionne dans le Manifeste des Égaux le projet économique et politique de la communauté des biens. L’exposé généalogique se poursuit avec la présentation des théories d’Étienne Cabet, d’Ange Guépin, de Sebastián Lorente, auteur d’une histoire du Pérou antique, qui tous font référence à L’Inca Garcilaso, tandis que le terme « communisme inca » commence à être utilisé dans un sens négatif par les idéologues de l’ordre établi : Johannes Scherr, professeur d’histoire, Johann Jakob von Tschudi, ethnologue et linguiste suisse. Puis l’ethnologue Heinrich Cunow, membre de la social-démocratie allemande définit le système communautaire comme relevant d’un « communisme primitif », à contre-courant du discours établi à propos du caractère « naturel » de la propriété privée, mais tout de même dans le sens négatif que l’idéologie européocentrisme du Progrès assigne à ce terme. Sa collègue Rosa Luxembourg préfère l’expression « communisme originaire », avec la signification anticoloniale de mémoire qui sous-tend le présent et l’avenir. Les adeptes du darwinisme-social, comme Letourneau, critiquent l’assistance mutuelle, contraire à une société en proie à la guerre de tous contre tous.

L’auteur présente la thèse selon laquelle ces « formes communautaires primitives » ont exercé une influence sur la « démocratie contemporaine », selon une conception horizontale de la démocratie, fondée sur l’égalité et l’autonomie locale, telle qu’elle était en jeu dans les contestations ouvrières des années 1890. Le Pérou des Incas aurait exercé sur Campanella et d’autres, la même influence que l’Angleterre sur Montesquieu et Voltaire, la Suisse sur Rousseau. Il rend compte aussi de l’appropriation anarchiste du « communisme inca », au début du XXI siècle, 

L’écrivain Manuel Gonzalez Prada revisite l’histoire de la « conquête » comme histoire de la destruction d’une culture et instauration d’un régime d’oppression. Il plaide pour un Pérou fondé sur la justice sociale et l’inclusion. Une pensée indigéniste et anarchiste se développe dans la foulée, critique les positions européocentristes, tandis qu’un nouveau cycle de résistance indienne débute. La dichotomie civilisation/barbarie est remise en cause, notamment avec la Première Guerre mondiale, et les critères de justice et de morale sont jugés plus déterminants que la science et l’art. José Carlos Mariátegui va articuler le socialisme marxiste et le communisme incas, au grand dam des marxistes orthodoxes et de leur conception évolutionniste du Progrès. Il suggère de partir des structures agraires communales subsistantes  comme base de la transformation socialiste du pays, dispositif central d’un programme de réforme agraire. Au-delà de l’aspect économico-social de la vie communale, une autre réalité, culturelle, dans la conception des rapports entre humains, mais aussi entre les humains et la terre, mérite également qu’on s’y intéresse, « pour dépasser l’’esprit individualiste“ » et inspirer un modèle social et éthique, fondé sur des relations de coopération.

Ces débats sont passionnants. Ils démontrent la « fécondation réciproque » des « deux traditions “communistes“ ».


Bien que référence incontestable du renouveau de la pensée sociale et politique en Europe au XVIIIe et XIXe siècle, l'œuvre de l'Inca Garcilaso de la Vega demeure aujourd'hui presque inconnue. Alfredo Gomez-Muller dénonce cette « négation », comme un « “oubli“ politique ».

Découvrir et suivre les traces de l’imprégnation de la pensée occidentale par l’expérience sociale et politique inca s’avère passionnant. Pas plus aujourd’hui qu’hier, il ne s’agit de considérations « nostalgiques » mais bien d’une « remémoration », au service d’une exigence contemporaine de politique du besoin. Ainsi « l'archaïque peut retrouver son sens originaire d’arkhé, qui relit les significations de commencement, de source d'être et de devenir, d'origine et de cause (Aristote : Métaphysique) »


Ernest London

Le bibliothécaire-armurier



COMMUNALISME ANDIN ET BON GOUVERNEMENT

La mémoire utopique l’Inca Garcilaso

Alfredo Gomez-Muller

96 pages – 18 euros

Éditions Libertalia – Montreuil – Septembre 2022

editionslibertalia.com/catalogue/hors-collection/communalisme-andin-et-bon-gouvernement


Du même auteur :

LES DROITS DE LA TERRE-MÈRE



Voir aussi :

L’UTOPIE

LA CITÉ DU SOLEIL


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