Banni pour avoir participé à la Commune, le géographe
Élisée Reclus (1835-1905) s’interroge, lors d’une conférence prononcée à Genève
en1880, sur les transformations sociales, le progrès, le pouvoir, les
institutions. Il explique que l’évolution est le mouvement infini de tout ce
qui existe, la transformation incessante de l’univers et de toutes ses parties.
Des révolutions, astronomiques, géologiques ou
politiques se succèdent par myriades dans l’évolution universelle. Ces deux
notions ne s’opposent donc pas alors qu’en dehors de la science, des hommes
timorés que tout changement emplit d’effroi, considèrent l’évolution comme un développement
graduel, continu, au contraire de la révolution qui implique de brusques
bouleversements. Ils n’aiment le progrès qu’en général et s’ils trouvent la
société actuelle mauvaise, malgré tout acceptent de la conserver si elle leur
offre leur part de richesse, de pouvoir ou de bien-être.
Certains croient à l’évolution des idées et rêvent
de la société future en espérant son avènement par miracle, sans les craquements
de la rupture entre le monde passé et le monde futur. Ils ont le désir sans la
pensée.
Certains se dévouent et se limitent à une seule
transformation sociale par étroitesse d’esprit ou pour se donner bonne
conscience sans danger pour eux-mêmes. Pourtant, tous les progrès, sociaux et
politiques, moraux et matériels, de science, d’art ou d’industrie, sont
solidaires.
L’évolution et la révolution sont les deux actes
successifs d’un même phénomène. Chaque transformation est contrariée par l’inertie
du milieu. La révolution est d’autant plus puissante que la résistance est plus
grande. Élisée Reclus, comparant sans cesse le développement des sociétés et
celui de l’environnement, prend ici l’exemple d’une rivière dont un obstacle
entrave le libre écoulement jusqu’à ce que la pression accumulée emporte le
barrage. Il fait l’amer constat que « de révolution en révolution, le cour
de l’histoire ressemble à celui d’un fleuve arrêté de distance en distance par
des écluses. »
De même, si dans la nature tout est en mouvement
perpétuel, il peut y avoir progrès comme recul. Et l’histoire nous enseigne que
lorsqu’une aristocratie accapare terre, capitaux, pouvoir, sans que le ressort
de la révolte ne s’y oppose, la décadence approche. Toutes les révolutions ont
été doubles : si elles ont fait disparaître une oppression, elles ont
aussi très vite été confisquées par quelques-uns.
Élisée Reclus défend une révolution générale.
Anarchiste, il se déclare ennemi de la religion car il repousse l’autorité du
dogme, de la famille car il souhaite la suppression du trafic matrimonial, de
la propriété car il veut supprimer l’accaparement de la terre et de ses
produits pour les rendre à tous, de la patrie car il ne hait point l’étranger
mais le voit en frère. Pour parvenir à ce but, il veut débarrasser l’homme de
son ignorance afin qu’il puisse bien diriger son action et l’encourage à ne
plus tolérer de maître car toute obéissance est une abdication. Il lui
conseille de se méfier de tout pouvoir déjà constitué ou seulement en germe et accuse
toutes les institutions, comme l’armée et la magistrature, d’être autoritaires,
abusives et malfaisantes.
La terre est dès maintenant suffisamment riche pour
subvenir abondamment à tous les besoins de l’humanité. La misère n’est pas
fatale au contraire de ce qu’affirment les « ventrus » pour faire
accepter leur infortune aux malheureux. Les hommes croissent en nombre plus
rapidement que les subsistances et une élimination annuelle des individus
surnuméraires serait indispensable. Cette terrible loi de Malthus a été
formulée comme une vérité mathématique pour enfermer la société dans les
mâchoires de son syllogisme. La faim n’est pas seulement un crime mais une
absurdité puisque les ressources dépassent deux fois les nécessités de la
consommation. Tout l’art de la répartition, livrée au caprice individuel et à la concurrence effrénée
des spéculateurs et des commerçants, consiste à faire hausser les prix, en
retirant les produits à ceux qui les auraient pour rien et en les vendant à
ceux qui les peuvent payer cher.
Un autre mensonge a remplacé celui de la religion.
Les économistes affirment que le labeur est à l’origine de la fortune alors qu’elle
est le fruit du travail des autres. Ils en appellent à Darwin pour invoquer le
droit du plus fort contre les revendications sociales. Élisée Reclus répond que
si l’évolution se fait dans le sens de la justice, les travailleurs qui ont
pour eux le droit et la force, peuvent s’en servir pour faire la révolution au
profit de tous. Les privilégiés s’appuient sur une armée de pauvre auxquels ils
enseignent la « religion du drapeau » et qui peut aisément être
désorganisée et retournée. Aucun idéal humain n’est à espérer de la République,
forme gouvernementale. Le pouvoir n’est que l’emploi de la force.
Déjà le 1er mai est célébré d’un bout à
l’autre de la terre au cri de « Travail des huit heures ! ». Une
Internationale des opprimés est en route. Plus les travailleurs auront
conscience de leur nombre et de leur force, plus les révolutions seront pacifiques.
Alors, l’évolution et la révolution se confondront en un même phénomène.
« C’est ainsi que fonctionne la vie dans un organisme sain, celui d’un
homme ou celui d’un monde. »
La présentation d’Olivier Besancenot apporte un
éclairage historique sur l’importance de ce texte comme défense de la Commune, sur
la prémonition d’Élisée Reclus de l’importance du mouvement réformiste qui n’a pourtant
pas encore été formulée.
Le texte de Sylvio Gallo, philosophe brésilien,
analyse le paradigme anarchiste et la philosophie de l’éducation, dans une
grande clarté. Il fait l’objet d’un compte-rendu propre :
ANARCHISME ET PHILOSOPHIE DE L’ÉDUCATION
Scientifique autodidacte, Élisée Reclus apporte
toujours un point de vue original et intéressant dans ses réflexions
politiques.
ÉVOLUTION & RÉVOLUTION
Élisée Reclus
Présenté par Olivier Besancenot.
Suivi de « Anarchisme et philosophie de
l’éducation » de Sylvio Gallo.
114 pages – 7 euros
Éditions Le Passager clandestin – Paris – juin 2008
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