Le congrès internationale de Saint-Imier signe un acte fondateur du mouvement anarchiste en proclamant que « toute organisation politique ne peut être que l’organisation de la domination au profit d’une classe et au détriment des masses et que le prolétariat, s’il voulait s’emparait du pouvoir, deviendrait lui-même une classe dominante et exploitante ». Marianne Enckell, bibliothécaire bénévole au Centre international de recherches sur l’anarchisme de Lausanne, raconte comment des ouvriers horlogers d’une vallée suisse romande, influencés par Bakounine et des proscrits de la Commune de Paris, ont élaboré un syndicalisme socialiste antiautoritaire et antiparlementaire.
Fondée en 1864, à Londres, l’Association Internationale des Travailleurs (A.I.T.) est la première organisation qui affirme clairement que l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes, répondant aux vœux de Marx vingt ans auparavant : « Prolétaires de tous le pays, unissez-vous ! » Quelque semaine plus tard, le Conseil général, son organe exécutif, est constitué et adopte l’Adresse inaugurale, les statuts et le règlement intérieur que Marx a rédigés.
L’A.I.T. n’a jamais atteint son grand but qui était l’unification du prolétariat organisé dans la lutte contre la capitalisme et la bourgeoisie. Il faudra l’expérience de l’organisation propre, des grèves et de leur soutien international, de la Commune de Paris où pour la première fois le peuple sut détenir le pouvoir, pour que la victoire du prolétariat ne paraisse plus irréalisable. Du jour où l’A.I.T est devenue communément la Première Internationale, la voie était ouverte pour une numérotation à l’infini.
Dans les montagnes Neuchâteleloises et le val de Saint-Imier, dans les années 1860-1880, toute la population travaille dans l’horlogerie. Les usines sont rares, presque tout le travail se fait à domicile. Chaque ouvrier est étroitement spécialisé. L’essor de l’horlogerie a entrainé un processus irréversible : une fois qu’une industrie s’implante dans une région, les travailleurs agricoles sont attirés par des salaires en espèce et des horaires réguliers ; il est très rare qu’ils retournent à la terre, même si le chômage s’installe. Ce mouvement de prolétarisation est général dans toute l’Europe du XIXe siècle, à des moments différents selon les pays. Pour les militants de l’A.I.T., les internationaux, il faut remplacer le patron, la propriété individuelle, par une propriété collective, une utilisation collective des outils et des ateliers, enfin une distribution coopérative permettant des rapports sociaux nouveaux et égalitaires ; mais seule une minorité d’ouvriers pensent ainsi.
Bakounine par ses conférences et ses articles a certainement influencé les sections jurassiennes de l’A.I.T. mais en jouant le rôle de révélateur. Il fait prendre conscience aux horlogers des Montagnes de leur propre histoire, de leur identité de classe et de l’existence de la bourgeoisie comme classe séparée.
En 1868, il fonde avec des amis de Genève et d’ailleurs l’Alliance internationale de la démocratie socialiste, qui demande son adhésion à l’A.I.T. Celle-ci ne peut admettre en sein d’organisation internationale au programme concurrent. Elle va donc devenir une section genevoise et chercher à radicaliser les autres sections en diffusant ses idées et son programme athée, révolutionnaire et anti-étatiste.
En juin 1869, lors de grèves à Saint-Etienne et à la Ricamarie, la troupe tire sur les ouvriers et en tue quinze. En Angleterre aussi le gouvernement s’offre des massacres d’ouvriers.
Au congrès général de l’A.I.T. en septembre 1869, la division se dessine entre les communistes, partisans d’un État centralisé, et les collectivistes. Cette division se retrouve nettement lors du vote sur la question du droit d’héritage pour lequel Bakounine a proposé que l’on décide du principe de son abolition. L’unanimité se fait par contre sur la question des caisses de résistance.
Le congrès de La Haye en 1872 marquera la scission définitive entre « marxistes » et « anarchistes » comme on les appellera plus tard.
Entre les sections de Suisse romande de l’A.I.T. réunies en fédération au début de 1869, des oppositions se font jour, entre ceux qui veulent tout et tout de suite et ceux qui veulent composer avec la politique traditionnelle et leurs soi-disant alliés de la bourgeoisie.
Au second congrès de la Fédération romande, à La Chaux-de-Fonds, le 4 avril 1870, la scission est consommée entre les deux fractions. Bakounine avait prévenu : « Voulons-nous l’émancipation complète des travailleurs ou seulement l’amélioration de leur sort ? »
Le différent porte sur la coopération qui ne saurait suffire à l’émancipation des travailleurs. La coopération de production risque de faire des ouvriers de nouveaux bourgeois, faibles concurrents des grands patrons. Seule l’expropriation peut donner les instruments de travail à l’ensemble de la classe ouvrière. La coopération de consommation peut servir à soulager temporairement la misère, mais ne peut se généraliser sous peine de voir se réduire les salaires.
Mais c’est surtout la question du pouvoir qui sera au centre des débats : participer aux institutions bourgeoises de l’État pour conquérir le pouvoir ou s’abstenir. Pour les Jurassiens, la révolution sociale doit avoir lieu absolument en dehors des gouvernements politiques. Il rejettent le parlementarisme qui, selon eux, fait toujours le jeu de la bourgeoisie au pouvoir. La bourgeoisie n’a pas d’armes suffisantes contre les ouvriers organisés et solidaires, tandis qu’elle est toujours la plus forte au Parlement.
Le 12 juillet 1870, lorsqu’éclate la guerre entre la France et l’Allemagne, la Suisse mobilise. La bourgeoisie pense que cette diversion suffira à faire oublier la question sociale.
La tentative avortée de la Commune à Lyon, toute proche, puis à Marseille, Brest, Rouen, Le Creusot et enfin Paris en mars 1871, provoquera l’enthousiasme. La Commune est la négation de l’État, de l’exploitation du pouvoir des possédants. Après l’écrasement de la celle de Paris, une cinquantaine de proscrits sont accueillis à Genève. Leur témoignage et leur propagande écrite aura une grande influence.
Le congrès qui s’ouvre le 12 novembre 1871 à Sonvilier, verra se constituer la Fédération jurassienne, en rupture avec la Conseil général de l’A.I.T. Le principe d’autorité est incriminé : « Il est absolument impossible qu’un homme qui a pouvoir sur ses semblables demeure un homme moral. » La circulaire de Sonvilier, envoyée à toutes les fédérations de l’Internationale, propose d’éliminer l’autorité, les hiérarchies, dont ne peut naître que les inégalités.
La Fédération jurassienne aura un double caractère, d’organisation de classe ouvrière autour des fédérations de métiers et des caisses de résistance, et de noyau révolutionnaire avec ses sections de propagande, ses journaux et ses théoriciens.
En 1872, le congrès de l’A.I.T. sera organisé à La Haye, loin de la Suisse, pour tenter d’étouffer la fronde.
Le 15 septembre 1872, se réunit à Saint-Imier, le congrès anti-autoritaire. On ne peut résumer sa proclamation :
« Considérant :
Que vouloir imposer au prolétariat une ligne de conduite ou un programme politique uniforme, comme la voie unique qui puisse le conduire à son émancipation sociale, est une prétention aussi absurde que réactionnaire;
Que nul n’a le droit de priver les sections et fédérations autonomes du droit incontestable de déterminer elle-mêmes et de suivre la ligne politique qu’elle croiront la meilleure, et que toute tentative semblable nous conduirait fatalement au plus révoltant dogmatisme;
Que les aspirations du prolétariat ne peuvent avoir d’autre objet que l’établissement d’une organisation et d’une fédération économique absolument libres, fondées sur le travail et l’égalité de tous et absolument indépendantes de tout gouvernement politique, et que cette organisation et cette fédération ne peuvent être que le résultat de l’action spontanée du prolétariat lui-même, des corps de métier et des communes autonomes;
Considérant que toute organisation politique ne peut rien être que l’organisation de la domination au profit d’une classe et au détriment des masses, et que le prolétariat, s’il voulait s’emparer du pouvoir, deviendrait lui-même une classe dominante et exploitante;
La congrès réuni à Saint-Imier déclare :
1- Que la destruction de tout pouvoir politique est le premier devoir du prolétariat;
2- Que toute organisation d’un pouvoir politique soi-disant provisoire et révolutionnaire pour amener cette destruction ne peut être qu’une tromperie de plus et serait aussi dangereuse pour le prolétariat que tous les gouvernements existant aujourd’hui;
3- Que, repoussant tout compromis pour arriver à l’accomplissement de la révolution sociale, les prolétaires de tous les pays doivent établir, en dehors de toute politique bourgeoise, la solidarité de l’action révolutionnaire. »
Marianne Enckell raconte ensuite, avec toujours autant de précision mais sans jamais noyer son propos par une abondance de détails, l’organisation des sections par métiers et par localité, dans le Jura et aussi la réception de cette résolution dans les autres pays.
L’Internationale anti-autoritaire s’attache essentiellement au pacte de solidarité et aux relations autonomes entre les Fédérations qui la composent. Elle ne blâme pas ceux qui suivent une tactique différente, exigée par les conditions du milieu. Par exemple, les internationalistes anglais croient à l’utilité de l’action politique.
Le fédéralisme suisse n’est qu’une caricature, au service de l’État, du véritable fédéralisme basé sur les communes.
Les prolétaires d’Allemagne et d’Angleterre qui croient devoir lutter pour le suffrage universel et la représentation ouvrière dans les parlements, doivent en faire l’expérience pour s’apercevoir qu’ils ne servent à rien et qu’il faut se battre sur un autre terrain.
Débats et théories continuent mais pour les plus orthodoxes, tout programme est une atteinte au principe antiautoritaire, une dérive dogmatique qui empêcherait de voir évoluer des principes fondamentaux posés une fois pour toute.
Vers 1876, se dégage un nouveau concept : le communisme anarchiste que rejette le collectivisme (au producteur le fruit de son travail) pour une mise en commun du produit du travail autant que des instruments de production, « à chacun selon ses besoins ».
En 1875, l’armée tire sur les grévistes qui dénoncent les conditions de travail sur le chantier du tunnel du Gothard. Bilan : quatre morts et dix blessés. La lutte antimilitariste s’organise.
« Le temps n’est plus aux idées, il est aux faits et aux actes. » déclare Bakounine.
Cet épisode de l’histoire des mouvements révolutionnaires est la remise en cause, finalement précoce, de la phase transitoire de dictature du prolétariat préconisée par Marx au profit d’une destruction immédiate de l’État. Il préfigure tout l’enjeu des Révolutions russes et du drame de la Révolution espagnole, pays où ces idées se sont le plus répandues. Marianne Enckell nous donne les clefs historiques d’un débat qui n’a jamais cessé.
LA FÉDÉRATION JURASSIENNE
Marianne Enckell
140 pages – 10 euros.
Éditions Entremondes – Genève – mars 2011
http://entremonde.net/rupture
Première édition : Édition l’Âge d’homme – Lausanne – 1971
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