La France, lourdement touchée par la Seconde Guerre mondiale va se consacrer à la « Reconstruction » et l’aménagement du territoire en créant un réseau autoroutier qui va entrainer la fermeture progressive de plus de 7 000 km de voies ferrées et de lignes d’autocar interurbaines, en résorbant le manque de logements par la production massive de « grands ensembles » puis le développement de villes nouvelles, en développant la production d’énergie nationale par la construction de barrages hydroélectriques puis de centrales nucléaires, en inventant le tourisme de masse avec l’aménagement du littoral et des domaines skiables. Avant d’entrer dans le vif de son sujet, Olivier Barancy s’emploie à planter le décor en retraçant une brève mais complète histoire récente de l’urbanisme, n’oubliant ni les principaux acteurs, ni les différents organismes responsables des principaux grands chantiers durant les Trente Glorieuses et sous l’ombre de Le Corbusier. Ces quelques pages préliminaires sont particulièrement intéressantes.
Le Corbusier, nait Charles-Édouard Jeanneret à La Chaux-de-Fonds. Il est certainement le seul architecte du XXe siècle à s’être choisi un pseudonyme, avec une particule qui plus est. Il du interrompre sa formation de graveur sur montres à cause de sa mauvaise vue et s’orienter vers l’architecture. Il conçoit sa première maison à 17 ans et s’offre, avec les honoraires, un voyage en Italie où la visite de la Chartreuse d’Emma, près de Florence, sera une révélation : « C’est la solution de la maison ouvrière type unique ou plutôt de paradis terrestre » écrira-t-il. L’Acropole à Athènes constituera sa seconde influence décisive : « Lumière décisive. Volume décisif. » À son retour à La Chaux-de-Fonds, il ouvre un cabinet d’architecte qu’il devra rapidement fermer. Il s’installera alors à Saint-Germain-des-Près en se déclarant artiste-peintre, puisqu’il n’a pas de diplôme. Dès 1929, il entreprend de publier son « Oeuvre complète » dont il écarte ses premières réalisations et qui « reflète non pas sa carrière réelle mais les projets (construits ou non) correspondant à son ambition », exposant son « avant-gardisme incompris » car pour lui « le rejet était la marque du génie ou de la sainteté ». « L’originalité de Le Corbusier, s’il fallait en trouver une, est d’en être totalement dépourvu : c’est un imposteur qui pille les traits de modernité propres à son époque et un compilateur habile. »
En 1928, il énonce les cinq point sur lesquels se fonde selon lui l’architecture nouvelle : les pilotis, les toits-jardins, le plan libre, la fenêtre en longueur, la façade libre. Olivier Barancy, consciencieusement, précise l’origine de chacun, par exemple l’habitat lacustre préhistorique pour les pilotis, et énumère leurs inconvénients. Ainsi les habitants, privés de cave, ont supprimé « ce pseudo-jardin sous la maison, où rien ne peut pousser », et récupéré des surfaces utiles. Plus globalement, il cite Marcel Poëte, historien des villes qui expliquait que « la somme des idées urbanistiques de Le Corbusier se trouve dans un Rapport au fameux congrès international des villes de 1910, à Londres, par E. Hénard (…) qui aura deux filiations bien différentes : Henri Prost, son élève, Le Corbusier, son plagiaire. »
L’auteur s’attarde ensuite à démontrer les convictions et l’engagement fascistes de Le Corbusier depuis son adhésion dès sa fondation au Faisceau, premier mouvement fasciste hors d’Italie, jusqu’à sa volonté à travailler avec le régime de Vichy afin de « promouvoir son idéal de ville d’ordre et hygiéniste ». Il rejoint Marc Perelman qui soutient « qu’il y a une unité dialectique profonde entre les positions politiques de Le Corbusier et son oeuvre ». Celui-ci déménagera à Vichy, participera à différentes commissions d’études d’urbanisme et sera titularisé architecte par décret bien que toujours sans diplôme.
En 1943, il publie La Charte d’Athènes qui forme, en 95 points, le cadre théorico-pratique de sa doctrine. Contrairement à la majorité de ses confrères qui méprisent souvent la construction d’habitations collectives, il accorde une grande place à la question du logement dans ses théories, défendant une standardisation selon les modèles du monastère et du paquebot. Il fixe la surface nécessaire par personne à 14 m2 et établit le Modulor qui constitue un série de mesures standards. Il remet en cause le mobilier qu’il remplace par des casiers standards incorporés aux murs. Olivier Barancy étudie trois constructions emblématiques de chacune des périodes, non sans pointer défauts et aberrations :
- La villa Savoie (1929-1931) de ses années d’expérimentation. « La maison n’est adaptée ni au site, ni au climat, ni aux habitants. »
- La cité du refuge pour l’Armée du Salut pendant sa « phase d’épanouissement marquée par de grandes commandes officielles », où les occupants doivent une fois de plus s’adapter au bâtiment, notamment dans les dortoirs vitrés.
- L’unité d’habitation de Marseille (1947-1952) de sa période « brutaliste », « lyrique » ou « Monumentale », exemptée de permis de construire. Les « rues intérieures » avec des appartements en duplex, inspirées par l’immeuble du Narkomfin de Moïse Ginzbourg à Moscou, permettent de ne distribuer les logements qu’un étage sur trois et donc d’économiser de la surface de circulation non commercialisable. Cinq ans après l’inauguration, les galeries marchandes sont une « abomination de désolation ». « Conçu comme un immeuble locatif et social, ce fût là aussi un échec : les Marseillais l’ont boudé et surnommé « la maison du fada ». »
Le plan Voisin qu’il expose au pavillon de L’Esprit nouveau, pendant l’Exposition internationale des Arts décoratifs de 1925 à Paris, proposait de détruire les quartiers du Marais, des Archives et du Temple pour implanter des tours cruciformes de deux cents mètres de hauteur à usage de bureau et des immeubles d’habitation à redents de cinquante mètres. Olivier Barancy y relève quelques tricheries comme le nombre de places de stationnement six fois moins élevé que nécessaire pour que les aires bétonnées n’empiètent pas trop sur les espaces verts, les ombres des bâtiments tracées le 21 juin à midi.
Pour Alger, il proposait de bétonner le littoral par un « ruban » autoroutier de quinze kilomètres, sous les arcades duquel des « cellules » d’habitation s’inséreraient pour accueillir 180 000 personnes.
Un dernier chapitre est consacré à la postérité de Le Corbusier dans lequel l’auteur présente quelques exemples de grands ensembles : le Haut-du-lièvre à Nancy (1958-1971), la Muraille de Chine à Clermont-Ferrand (1960), la Villeuneuve à Grenoble (1966-1967), des rénovations urbaines comme le quartier Maine-Montparnasse (1958-1967), parfaitement inspirés de La Charte d’Athènes que l’Ordre des architecte remettra en question en 2014 seulement. « Les grands ensembles, produits dans l’indifférence de leur environnement, sont le froid résultat de planificateurs qui ont perdu tout sens commun. » Sont également présentés et analysés les villes nouvelles avec leur urbanisme de dalle, les tours de bureaux, « aberration spatiale, économique et sanitaire ».
Olivier Barancy distingue aujourd’hui deux types de ville :
- En Europe, les grandes cités comme Amsterdam, Rome, Séville, Paris sont « désormais partiellement préservées et destinées à une population privilégiée » tandis que leurs périphéries sont devenues « des non-villes ». Dans les villes moyennes ou petites, le statut de la périphérie est identique mais les centres historiques sont de plus en plus en déshérence.
- « En Amérique du Nord ou en Asie, la priorité est données à la voiture, l’habitat vertical proliférant de vingt étages en est l’unité minimale de base tandis qu’on se ravitaille, en périphérie urbaine, dans des centres commerciaux gigantesques. »
Au-delà du portrait à charge de Le Corbusier, ses théories et ses constructions, ce livre est aussi un bilan de l’urbanisme catastrophique d’après-guerre, qu’il a largement inspiré. On ne peut que souscrire au regret d’Olivier Barancy que les architectes n’aient jamais « ressenti la nécessité d’encadrer l’exercice de leur profession par des principes éthiques, comme ceux qui régissent le corps médical ».
MISÈRE DE L’ESPACE MODERNE
La production de Le Corbusier et ses conséquences
Olivier Barancy
170 pages – 14 euros
Éditions Agone – Collection « Contre-feux » – Marseille – Janvier 2017
https://agone.org/
Du même auteur :
PLAIDOYER CONTRE L’URBANISME HORS-SOL ET POUR UNE ARCHITECTURE RAISONNÉE
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