18 février 2023

PLAIDOYER CONTRE L’URBANISME HORS-SOL ET POUR UNE ARCHITECTURE RAISONNÉE

Cherchant à tirer des leçons de l’effondrement, le 5 novembre 2018, des immeubles de la rue d’Aubagne à Marseille, dont certains signalés « en très mauvais état » dès… 1953, l’architecte Olivier Barancy vilipende les simulacres de solutions urbanistiques (villes privées ou intelligentes, et autres écocités) et propose des pistes réalistes pour sauvegarder la viabilité des villes : cesser de démolir pour réhabiliter les bâtiments de toutes époques.
Il situe tout d’abord la césure entre architecture moderne et contemporaine au cours des années 1970 marquées par trois événements notables : la destruction volontaire, en juillet 1972, d'un groupe de logements sociaux aux États-Unis, la fin des grands ensembles comme modèle d'habitat collectif suite à la crise pétrolière de 1973-1974, la construction du centre Georges Pompidou inauguré le 31 janvier 1977. Il regrette que la plupart des histoires de l'architecture négligent les 4000 ans pendant lesquels cette discipline s'est passée d’architectes. Alors que « les bâtisseurs autodidactes savent (dans le temps et dans l’espace) adapter avec un talent remarquable leurs constructions à l’environnement » comme l’expliquait Bernard Rudofsky, les architectes ne mettent désormais leur capacité qu’ « au service de leur prestige et de leur rémunération ». Jusqu'en 1914 environ, solidaires avec les entrepreneurs, ils offraient l'assurance de bâtiments bâtis pour durer au moins cent ans, alors qu'aujourd'hui ceux-ci ne sont garantis « propres à leur destination » que pendant dix ans. Dans l’entre-deux-guerres, l'architecture va être théorisée, notamment dans les pays neutres (avec Le Corbusier en Suisse) et vaincus (avec le Bauhaus en Allemagne). Après la Première Guerre mondiale, au nom de la rationalisation, de la standardisation, de l'usage des matériaux récents, se développe le « Mouvement moderne », suivant deux tendances : l’Art déco et une autre, hygiéniste et fonctionnaliste. Le métier, qui était jusqu’alors celui de bâtisseur, réunissant un certain nombre de savoir-faire, disparaît :

  • « la sensibilité intrinsèque du dessin à la main » est abandonnée au profit du dessin assisté par ordinateur (DAO),
  • l’inventivité, bridée par l'arsenal grandissant des normes, a été remplacé par la conception assistée par ordinateur (CAO),
  • la prescription des matériaux comme des techniques est désormais prisonnière de la « bureaucratisation du métier » avec la « maquette numérique » (Bulding Information Model),
  • la direction des travaux est confiée à des bureaux d'études et des maîtres d'œuvre qui se bornent à garantir la conformité des ouvrages avec les règles et les normes,
  • la garantie du parfait achèvement découle du bureau de contrôle.

L’impératif de compétence des architectes ne se résume plus qu'au permis de construire. « L'architecture d’aujourd'hui, issue d'opérations numériques, est désormais complexe, multiforme et très technicisée : elle ne compose plus avec l'espace public existant, elle le méprise, par l’expression brutale de l'ego de son auteur. L'architecture d'aujourd'hui ne fabrique pas d'espace public, elle produit des espaces résiduels, rapidement vandalisés, autour d'un objet isolé et fétichisé. » C’est désormais le discours qui départage les candidats d’un concours, plus que le projet en lui-même. L’architecte contemporain, dépossédé de son métier, se voit réduit à apposer sa signature sur des images : « Il est  ainsi devenu un simple acteur de l'art contemporain. » Olivier Barancy disserte alors assez longuement contre « un certain art contemporain » comme « marché porteur » et « outil de domination culturelle ».

Il analyse ensuite l’évolution des villes occidentales avec la réduction du trafic routier dans les villes historiques, par des péages urbains et la réduction des chaussées au profit des trottoirs et autres espaces publics. La plupart ont renoncé à construire des villes nouvelles mais s’orientent vers « un espace public aseptisé, sous vidéosurveillance et non appropriable ». Les métropoles se développent par l'expansion vers la périphérie et la reconquête d’espaces en déshérence, soit par la réhabilitation de friches, soit par leur démolition au profit d’éco-quartiers qu'il considère surtout comme « un “verdissement“ de l'économie contemporaine au sein des villes du Vieux Monde ». Exemples à l’appui, il analyse le déclin des villes moyennes françaises par le désengagement des pouvoirs publics, la suppression des liaisons ferroviaires, la perte d'emplois liée à la mondialisation, la multiplication des zones commerciales périphériques. Il étrille quelque peu le théoricien de « la ville générique », Rem Koolhaas, concepteur du quartier d’Euralille, complètement coupé du reste de la ville, et qui revendique « une ville dépouillée de son carcan identitaire », « libérée de son centre, qui ne se définit plus que par sa périphérie », « inorganique et climatisée ». L’évolution des mégapoles des pays en développement, où la démesure industrielle a détruit l'espace public, détérioré la santé des habitants et exacerbé les différences sociales, est également étudiée, avec les exemples de Jakarta, qui s'effondre littéralement sous son propre poids, et de São Paulo, tout aussi engorgée par les embouteillages quotidiens et la pollution que ceux-ci induisent. Dans la continuité de Brasilia, surgie de nulle part en 1960, plusieurs nations ont construit leur nouvelle capitale, souvent par lubie bureaucratique (Abuja au Nigéria, Naypyidaw en Birmanie, Sissi City en Égypte) mais parfois aussi pour répondre à de réels problèmes environnementaux. L’auteur évoque ensuite le développement des gated communities, quartiers résidentiels fermés, apparus aux États-Unis à la fin des années 1960, dont certains peuvent atteindre la taille d'une ville moyenne, de 10 à 100 000 habitants. Cependant ces « villes privées ne semblent viables que dans les pays riches. Pour autant, y vivre cloîtré a tout du cauchemar de la servitude volontaire ». Quant à la Smart City, « ville hyperconnectée », elle utilise les technologies de l'information et de la communication pour améliorer certains services comme la régulation des transports en commun, la collecte des ordures et la distribution d’énergie. Cependant, comme l'écrivait l'ingénieur Paul Platzer dans une tribune publiée dans le quotidien Libération : « les promesses du big data en matière d'écologie sont insignifiantes et […] une gestion de la crise “par les données“ ne ferait que freiner les profondes transformations sociales qui s’imposent. » Olivier Barancy dénonce le greenwashing, le « verdissement » des discours officiels face aux enjeux climatiques, avec, dans le domaine de l’urbanisme, la promotion des écocités. L‘utilisation du bois, par exemple, proposée comme solution écologique, concerne avant tout des bois composites, plutôt que du bois massif. « Le recours à la végétalisation est un autre artifice pour emballer de vertu les projets contemporains les moins écologiques : on camoufle ainsi le béton des tours, présentées comme des immeubles-forêts. »

Dénonçant « la transformation de l’habitat en marchandise à obsolescence programmée », il préconise :

  • de « réhabiliter le patrimoine existant, quel qu’il soit », comme le met en oeuvre Patrick Bouchain à l’origine du « Lieu unique » à Nantes, de « La Belle de mai » à Marseille et de « La Condition publique » à Roubaix,
  • d’entretenir effectivement l’existant, comme le prônait déjà William Morris,
  • d’envisager des surélévation lorsque c’est possible,
  • d’encourager la « réparation urbaine ».

« En novlangue, “renouvellement“ signifie rénovation, c’est-à-dire démolition. » « La démolition est une aberration écologique : non seulement c’est une opération qui coûte beaucoup d’argent mais engendre en plus des déchets (compliqués à recycler) et fait disparaitre une partie de la mémoire des gens. »

Olivier Barancy pose un regard intransigeant sur l’architecture contemporaine, pointe les causes de ce qu’il considère comme une dérive et suggère des pistes modestes et respectueuses (de l’environnement comme des habitants) pour rendre de nouveaux les villes viables. Sage contribution à un débat toujours esquivé, à des questionnements trop souvent escamotés par des « démiurges » qui ne produisent plus des lieux à vivre mais à regarder.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier


PLAIDOYER CONTRE L’URBANISME HORS-SOL ET POUR UNE ARCHITECTURE RAISONNÉE
Olivier Barancy
192 pages – 15 euros
Éditions Agone – Collection « Contre-feux » – Marseille – Octobre 2022
agone.org/livres/plaidoyer-contre-lurbanisme-hors-sol-et-pour-une-architecture-raisonnee



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