Réduire les impôts pour les riches, bénéficierait à tout le monde par « ruissellement », telle est la logique de bien des mesures adoptées par bien des gouvernements, de Reagan à Macron/Philippe. Arnaud Parienty, professeur de sciences économiques et sociales, propose d’analyser cette idée et son fonctionnement comme celui d’un mythe, c’est-à-dire une construction imaginaire, puisqu’aucun économiste n’a jamais produit de « théorie du ruissellement ». Il démontre, en confrontant leurs mécanismes à la théorie économique et aux données empiriques, comment les politiques néolibérales conduisent à une explosion des inégalités au lieu de favoriser la croissance et l’emploi comme elles s’en défendent.
Bien que les inégalités aux États-Unis atteignent un niveau historique, la réforme fiscale de Donald Trump votée en décembre 2017, réduit drastiquement la taxation des entreprises et des hauts revenus, tout en alourdissant les impôts des classes moyennes. L’abattement sur les droits de succession est doublé, permettant de dispenser d’impôt les héritages jusqu’à 10 millions de dollars par personne. La dette publique sera accrue par ce plan de 1300 à 1500 milliards de dollars sur dix ans, cependant les républicains soutiennent tout de même que « Trop d’impôt tue l’impôt » et prétendent toujours encourager ainsi la croissance qui, estiment-ils, rapportera 4 000 dollars par an et par ménage. Le ruissellement joue donc un rôle central dans cet argumentation, permettant de « nier l’évidence en opposant à la liste des gagnants immédiats de la réforme un futur radieux pour les classe moyennes ».
La même rhétorique est utilisée en France pour justifier la suppression de l’impôt sur la fortune et la forte baisse de l’imposition des revenus du capital, avec les réformes d’Emmanuel Macron qui récuse paradoxalement la notion de ruissellement tout en promettant bien ses effets.
Le ruissellement n’est pas une théorie au sens épistémologique puisqu’aucune publication scientifique n’a entreprit de formuler des hypothèses en vue d’obtenir un modèle résolu analytiquement pour aboutir à des conclusions, ni n’a confronté à des données empiriques ce qui n’est donc qu’un effet, un mécanisme ou tout au plus une image. Trois conceptions distinctes sont utilisées :
- le ruissellement naïf qui suppose que l’argent pris aux pauvres et donné aux riches va leur revenir par les dépenses de consommation des riches. Argumentation un peu faible puisqu’il sera plus efficace de transférer du pouvoir d’achat aux plus démunis que de leur en ôter en comptant qu’une partie leur revienne.
- le ruissellement faible qui suppose que l’argent pris aux pauvres et donné aux riches stimule la croissance et l’emploi qui leur sera favorable.
- le ruissellement fort qui suppose que la croissance créée est suffisamment forte pour engendrer des rentrées fiscales qui compensent les cadeaux fiscaux faits aux riches, selon la courbe de Laffer.
Il s’agit dans tous les cas d’une promesse.
Adam Smith semble l’évoquer dans La Richesse des nations (1776) lorsqu’il prétend que la hausse du revenu des employeurs les conduit à augmenter l’emploi, même si l’on sait, depuis Keynes, que les embauches ne sont justifiées que par la demande, et aussi lorsqu’il décrit le marché de l’occasion dont bénéficieraient les classes moyennes leur permettant d’acheter des biens qu’ils ne pourraient acquérir autrement.
L’expression « trockle-down » semble être utilisée pour la première fois par l’humoriste américain Will Rogers en 1932 à propos des baisses d’impôts décidées par Hoover après la crise de 1929 : « On a mis tout l’argent en haut en espérant qu’il finisse par ruisseler vers les nécessiteux. » Le terme aurait donc été inventé par les adversaires de ses partisans présumés pour mieux le démolir.
L’économiste britannique Nicholas Kaldor (1908-1986) établit, dans les années 1940, une théorie selon laquelle l’investissement dépend de l’épargne qui peut donc être favorisé en augmentant les revenus des riches, mais qui n’est valable qu’en situation de plein-emploi.
Keynes explique au contraire qu’encourager l’épargne ralentirait la croissance. En effet, les plus riches épargnent la moitié de l’augmentation de leur revenu alors que la population dans son ensemble ne lui consacre que 10%.
L’exposé d’Arnaud Parienty est évidemment beaucoup plus détaillé et argumenté que nous ne pouvons le rapporter. Il explique qu’aujourd’hui une grande part de l’épargne reste improductive. Ainsi les GAFA détenaient, en 2017, 450 milliards de liquidités soit un quart du PIB de la France. Certaines entreprises rachètent leurs propres actions pour soutenir leur cours. Les taux d’intérêts sont quasiment nuls et pourtant l’investissement ne repart pas. Les inégalités augmentent partout, entraînant la stagnation de la consommation et la montée des achats d’actifs. Les politiques budgétaires actives pour soutenir la demande globale sont bannies des pays de la zone euro, obsédés par la dette publique. L’excès d’épargne déprime la croissance mondiale et sert à acheter des actifs spéculatifs, entrainant une succession de bulles et de crises depuis vingt ans. La consommation des classes moyennes n’est plus soutenues que par l’endettement. Le ruissellement va à contresens.
La version forte de la théorie du ruissellement apparait dans les années 1970 chez les économistes américains de l’offre qui dénoncent la fiscalité excessive de l’État, accusée de décourager l’initiative individuelle. Ils postulent qu’une baisse d’impôt peut maintenir le montant des recettes fiscales car un taux moins élevé s’applique sur des revenus plus importants, dynamisés par les baisses, selon la courbe de Laffer. Arnaud Parienty explique que « la courbe de Laffer n’est pas une théorie ni un modèle, mais la simple traduction en image d’une intuition ». Il rappelle que « l’économie américaine a connu sa plus forte croissance à une époque où le taux maximal de l’impôt était de 91% ». Par ailleurs, entre 1973 et 2016, les gains de productivité, de l’ordre de 74%, ont été captés presque exclusivement par les détenteurs du capital puisque les salaires n’ont augmenté que de 12%. La courbe de Laffer induit « une illusion d’optique » mais en réalité les classes moyennes et populaires paient les baisses d’impôts consenties aux plus fortunés, dans une « redistribution à l’envers, du bas vers le haut ».
L’État supprime un impôt dans l’espoir que les revenus économisés seront investis plutôt que d’investir directement, de plus il veut encourager l’investissement productif contre la rente ce qui n’est pas si simple : un placement financier n’est pas un investissement productif puisqu’il n’accroit pas le capital d’une entreprise, l’innovation, selon la définition de l’économiste Joseph Schumpeter, vise à créer une situation de rente en échappant à la concurrence par la création d’un monopole temporaire.
Il semble admis que la lutte contre les inégalités est néfaste à la croissance cependant des travaux récents infirment cette idée. Un rapport de l’OCDE précise en 2014 que l’augmentation des inégalités entre 1985 et 2005 aurait coûté 8 points de croissance entre 1990 et 2010. Des économistes du FMI ont publié une étude en 2017 concluant à une relation statistique solide entre inégalités et croissance et qu’une redistribution se révèle favorable à la croissance.
En France en 2018, on compte 457 dispositifs permettant de réduire ses impôts, selon des politiques publiques mais aussi par pur clientélisme, pour un total estimé à 100 milliards d’euros. L’ISF est accusé de provoquer l’expatriation des contribuables mais leur nombre est estimé à 10 000 en quinze ans pour une perte de recettes de 40 millions par an. La suppression de cet impôt coûte 3,5 milliards par an, soit presque cent fois plus.
La localisation des capitaux tient compte des taux d’imposition. Cependant, la course au « moins-disant fiscal » est sans fin et l’auteur conclut que justifier la baisse des impôts des plus riches par des bénéfices supposés revenir aux autres couches sociales, est le seul moyen de faire accepter l’augmentation des inégalités à la population, faute de pouvoir avouer que « c’est l’ouverture de l’économie sur l’extérieur et la construction européenne » qui obligent à ces réductions. Impossible de faire cavalier seul en matière fiscale.
L’argument du ruissellement fonctionne comme un procédé rhétorique, utilisé par les « philosophes libertariens » pour justifier d’un point de vue moral la surrémunération des « premiers de cordée » « parce qu’ils le valent bien ». Selon eux, l’État violerait la liberté des individus en prenant aux uns pour donner aux autres. Mais les impôts sur la fortune et le revenu sont essentiellement prélevés sur des rentes de situation.
« Si la théorie du ruissellement a pu avoir à un moment quelques fondements, il est certain que ceux-ci ont aujourd’hui disparu. » Le ruissellement fonctionne donc comme un mythe, ce qui lui permet d’échapper à la critique scientifique, de substituer une fiction à la réalité. « Les adeptes du ruissellement confrontés à l’invalidation de ce paradigme présentent leurs idées comme ne relevant pas du ruissellement, contre toute évidence. Ce qui leur permet de préserver leurs croyance tout en acceptant l’idée que la notion de ruissellement n’est pas valide ».
L’exposé d’Arnaud Parienty, extrêmement pédagogique, décortique rigoureusement une notion sur laquelle repose toutes les politiques publiques. Il rend intelligible le débat en dévoilant la réalité des mécanismes économiques, la duplicité des discours politiques, et démontre que cet artifice rhétorique n’est qu’une promesse qui ne sera jamais tenue.
LE MYTHE DE LA THÉORIE DU RUISSELLEMENT
Arnaud Parienty
152 pages – 11 euros
Éditions La Découverte – Collection « Cahiers libres » – Paris – Septembre 2018
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