13 juillet 2019

PLUTÔT COULER EN BEAUTÉ QUE FLOTTER SANS GRÂCE - Réflexions sur l’effondrement

Profondément marquée et inspirée par La Longue route, le récit du navigateur Bernard Moitessier qui, en 1969, renonça à terminer et gagner la toute première course de vitesse en solitaire autour du monde, sans escale et sans assistance extérieure, pour rester en mer, après sept mois de traversée, pour fuir le monde moderne et sa société de consommation, ses saccages, Corinne Morel Darleux questionne notre quotidien. Elle propose une voie pour « refuser de parvenir » et instaurer « la dignité du présent ».

L’injonction à réussir conditionne la « consommation ostentatoire » que l’économiste Thortein Veblen définissait comme un mode de consommation dont le but est de singulariser une place sociale, ainsi que la « rivalité mimétique » qui programme les désirs. Le temps des loisirs est exactement l’inverse de la pratique de l’otium de l’Antiquité, temps de retraite, préservé des scories du quotidien. Le loisir n’est plus qu’une « courte pause destinée à dépenser l’argent durement gagné le reste de l’année ». « La revendication de l’argent et de la notoriété pour chacun remplace insidieusement le droit à une vie digne pour tous. »

« Le refus de parvenir n’implique ni de manquer d’ambition ni de bouder la réussite. Juste de réaliser à quel point ces deux notions gagneraient à davantage de singularité : elles sont aujourd’hui normées par des codes sociaux qui n’ont que peu en commun avec les aspirations individuelle, ni d’ailleurs avec l’intérêt collectif. » Il ne s’agit pas de « louer un mode de vie que les pauvres sont obligés de subir », ni de « se dépouiller par goût de l’ascèse ou d’héroïsation de la privation » mais de « réviser ses besoins à l’aune de ses envies ». Une organisation collective est nécessaire pour assurer des dispositifs de solidarité et garantir « les conditions matérielles d’existence décentes pour dégager l’esprit des préoccupations urgentes, cesser de dégringoler la pyramide de Maslow de l’estime de soi jusqu’à la faim, et permettre à chacun de sortir suffisamment la tête de l’eau pour participer à la vie de la cité ». Il ne peut y avoir refus (de parvenir) que s’il y a possibilité.

Cesser de nuire nécessite de cesser de coopérer avec le système, de produire autrement, autre chose, pour en revenir à une valeur d’usage en questionnant nos besoins, de réduire les consommations globales de façon socialement acceptable en assurant une meilleure répartition des richesses.

Le progrès social ne devrait pas consister à donner à chacun « l’égalité des chances, cette fable inventée pour confortée la compétition entre individus », mais la possibilité du choix. Assigné à une tâche, il faut « se réapproprier sa propre trajectoire », « exercer une intention propre » et « effectuer des choix en conscience », par une délibération intérieure qui est source de dignité.

« À trop viser de grandes victoires futures on en oublie de saisir celles qui sont à portée de main. » Plutôt que de « chercher à forcer l’unité politique », « s’acharner à convaincre tout le monde de rentrer dans la même case », il faut reconnaître que « chacun peut être à son poste tout en contribuant à un plan plus large ». Plutôt que de « former un continent », il faut « archipéliser les îlots de résistance ». Corinne Morel Darleux se permet tout de même une critique de « l’écologie « intérieure » dépourvue de conscience de classe, qui se drape dans l’apolitisme et s’exonère d’analyse systémique ». Elle dénonce vigoureusement « l’imposture du capitalisme vert » : « Dissocier l’écologie d’un positionnement politique clair sur le capitalisme, le libre-échange, la mondialisation et la finance, c’est la priver d’une ancre primordiale et prendre le risque de dérives inquiétantes. » Sans « hiérarchiser les différents niveaux d’action », car il les faut tous, elle met en garde contre l’illusion d’agir pour le bien commun, par des petits gestes isolés, « sans bousculer l’ordre établi ni établir de réseau trop maillé », même si, un peu plus loin, elle les défend finalement « comme premier pas vers un parcours de « radicalisation politique » ». Si elle suggère l’action directe et la non-coopération au système, « au titre du sabotage symbolique », elle prévient que « les moyens doivent être à l’image de la fin : exemplaires ». Elle propose, comme « boussole éthique » : « la dignité du présent ».

Cette triple bannière du refus de parvenir, du cesser de nuire et de la dignité du présent, pourrait réunir un monde militant de plus en refus de structure mais souvent en recherche de radicalité, pourrait « organiser le pessimisme ». Pour fournir une culture de résistance, en complément de la saturation d’informations, elle compte sur la fiction, pour offrir aux cerveaux des « constructions intellectuelles nouvelles », pour « nourrir la puissance d’agir de nouvelles sources d’inspiration ». Elle propose également de « resolidariser humains et biodiversité » en les pensant ensemble, de ne plus dissocier les luttes sociales des luttes environnementales. Et plutôt que de débattre sur les possibilités d’un effondrement, elle suggère « un nouveau pari de Pascal laïque » : qu’il survienne ou pas, nous avons tout à gagner à agir.


Avec une fort belle plume, Corinne Morel Darleux parvient à clarifier les débats et proposer une ligne de conduite minimale et susceptible d’être consensuelle.




PLUTÔT COULER EN BEAUTÉ QUE FLOTTER SANS GRÂCE
Réflexions sur l’effondrement
Corinne Morel Darleux
106 pages – 10 euros
Éditions Libertalia – Collection « La Petite littéraire » – Paris – Mai 2019
http://www.editionslibertalia.com/


TROIS QUESTIONS À CORINNE MOREL DARLEUX


Ernest London : Comme Mona Cholet que vous citez, vous utilisez vos propres observations et des anecdotes personnelles dans votre essai. Élue Conseillère régionale depuis 2010, vous faites cependant peu allusion à cette expérience. Comment la conciliez-vous avec l’état actuel de vos réflexions telles que développées dans votre ouvrage ?

Corinne Morel Darleux : Quand je me suis présentée pour la première fois à des élections, c’était pour agir concrètement et améliorer la vie des gens. Je partais du postulat qu’il serait plus rapide et plus efficace, plutôt que que d’essayer de convaincre les politiques au pouvoir, de prendre leur place. Dix ans après, c’est un constat de frustration pour moi. Je suis élue à la Région dans un groupe minoritaire d’opposition. Certes, on relaye une voix qui sinon ne serait pas représentée, on fédère parfois la contestation, on fait office de «  sur-moi  » politique et on évite peut-être le pire, mais la situation ne cesse de se dégrader pour les nombreux habitants de la Région qui ne sont pas dans les petits papiers de Laurent Wauquiez. Autant d’un point de vue social qu’environnemental, on peine à ralentir le désastre. Or nous manquons de temps face à l’urgence et la gravité de la situation, notamment climatique.

Cette expérience a naturellement été décisive dans ma réflexion sur les limites de l’action institutionnelle, sur le détournement terrible de temps, de bienveillance et d’énergie que représentent les enjeux électoraux dans les partis. En fait je crois que ces dix années consacrées à une «  stratégie de conquête du pouvoir  » m’ont finalement convaincue de miser davantage sur la puissance d’agir que sur le pouvoir. Mes deux mandats régionaux, s’ils ont été source de rencontres, de joie et d’apprentissage, de fierté même à représenter une partie de la population et à le faire dignement, ont largement contribué à mon évolution politique vers des modes d’action plus directe, vers la désobéissance (que nous prônions déjà lors de la campagne) et vers une sensibilité plus libertaire. Tout en ayant les pieds bien sur terre, d’avoir vu le système fonctionner de près, de m’être concrètement frottée à une majorité LR, et d’avoir expérimenté les limites de ce qu’il est possible de faire dans un cadre légal et budgétaire contraint, gangrené par les lobbies, avec une souveraineté populaire de plus en plus déléguée à d’autres instances, européennes notamment, et dans un système capitaliste, financier, mondialisé, tellement imbriqué qu’il devient franchement difficile de le défaire.


Ernest London : Bien que vous vous soyez rendue au Rojava, vous n’évoquez pas dans votre ouvrage l’expérience politique, sociale, économique et écologique tentée là-bas depuis plusieurs années. Ne pourrait-elle pourtant pas être donnée en exemple ?

Corinne Morel Darleux : Oh si, et j’y fais souvent référence dans mes interventions publiques. Ce qui est en train de se jouer au
Rojava, en Syrie du Nord-Est, est un condensé extraordinaire du monde contemporain et de ce qu’il pourrait devenir, dans le meilleur comme dans le pire. Une révolution féministe, écologiste, multiculturelle, socialiste et auto-gestionnaire qui s’organise la rage au cœur jusqu’à y perdre la vie, dans un territoire dévasté par les guerres et un contexte de pénurie généralisée, c’est singulier et par de nombreux aspects exemplaires. C’est pour moi une grande source d’inspiration, et une cause qui me tient à cœur. Mais je sens que je n’en ai pas encore tiré tous les enseignements, et la situation est tellement complexe et précaire. Quand j’ai écrit ce livre je ne m’y étais rendue qu’une fois, peut-être ne me sentais-je pas encore prête à affirmer et intégrer ce combat à mes réflexions. Et si je le fais volontiers en débat public ou dans mes conférences, ce livre « Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce » est différent, je ne voulais pas en faire un manuel, il ne donne pas de réponse ni même de pistes d’action, il est plutôt destiné à semer des graines et amener à se poser des questions, ce qui est le préalable sans lequel on fonce, on agit, on s’active, certes, mais pas toujours contre les bonnes cibles ni dans la bonne direction...


Ernest London : À vous lire, on a l’impression que vous ménagez vos lecteurs pour proposer une sorte de « programme commun » acceptable par la plupart et, forcément, on a envie d’en savoir un peu plus. Vous prônez un « écosocialisme ». Quelle place accorde ce mouvement à l’État, par exemple ?

Corinne Morel Darleux : Sourire. Je crois que cette impression vient du fait que je ne pense pas détenir moi-même la solution, je doute même qu’il y en ait en réalité face au dévissage culturel, au chaos climatique et à la destruction du vivant dans lesquels nous sommes aujourd’hui entraînés. En réalité nos marges de manœuvre sont assez étroites et, si ce n’est pas une raison pour cesser de lutter[1], c’en est en revanche une excellente pour ne pas pavaner. Je suis toujours un peu inquiète quand un de mes interlocuteurs est persuadé de savoir exactement ce qu’il faudrait faire, sur quels mots d’ordre et avec qui, et qu’en plus on a l’impression que ces stratégies ne cessent de changer au gré des courants. Je prône plutôt dans mon livre l’archipélisation des îlots de résistance, en rappelant que la recherche d’unité à tout prix, tous en même temps au même endroit sur les mêmes revendications, nous a causé beaucoup de tort. Et je rappelle qu’on est toujours le bisounours ou le black-bloc de quelqu’un. Je n’ai pas envie de distribuer les bons points. Ni les mauvais d’ailleurs. Je veux avant tout que chacun réfléchisse, en disposant de toutes les données de l’équation, avec honnêteté intellectuelle, s’affranchisse des postures et conventions, et délibère, avec ses pairs et en soi, pour trouver le mode d’action qui lui convient. Dans la grille que je me suis forgée, il y a deux facteurs d’appréciation : la sincérité et l’efficacité. Voilà ce qui guide mon chemin et mes complicités. Mais le programme commun, non, c’est douloureux comme expression ! Et très éloigné de mon intention. Simplement je n’ai jamais aimé hurler avec la meute et toujours défendu un mélange d’aménité et de radicalité. L’aménité, c’est celle du ton, qui consiste à en rabattre sur le mépris et le radicalisme rigide[2]. La radicalité, la vraie, c’est pour moi avant tout celle de ceux qui font, sans la ramener, et savent pourquoi ils le font.
Pour ça, ce dont on a besoin je crois, avant le programme (ce qui honnêtement n’est pas très compliqué, on sait en réalité ce qu’il faudrait faire dans un monde parfait), ce dont on a besoin c’est d’un projet politique, et d’une stratégie d’ordre insurrectionnelle. L’écosocialisme est pour moi ce projet. Un cap, une boussole politique, qui, en dessinant un horizon de société souhaitable, ne fige pas les moyens d’y arriver et ne dépend donc pas des aléas : un invariant politique. L’écosocialisme, en postulant que l’écologie n’est pas compatible avec le capitalisme, en plaçant l’ensemble du vivant au cœur de l’intérêt général, en mettant en cause la propriété privée et la logique actionnariale, en liant les questions environnementales, sociales et démocratiques dans une visée internationaliste, est pour moi le projet révolutionnaire utopique
le plus complet et le plus abouti. Un contre-projet qui rassemble le meilleur des traditions politiques de la gauche ouvrière, d’extrême gauche, progressiste et écologiste, dans une réelle vision systémique.
Quant au rôle de l’État dans tout ça, c’est une des questions qui m’agitent... Comme je le disais dans un récent entretien sur Ballast[3], « même si c’est aujourd’hui dans les interstices que je sens la plus grande vitalité, pour l’instant l’État existe, et c’est encore lui qui assure, de moins en moins correctement certes, les réseaux de soins et de distribution dont on a besoin. Je crois toujours que les services publics sont le patrimoine de ceux qui n’en ont pas, que l’impôt devrait être redistributif et que l’État est censé être le garant de la solidarité nationale. Ce n’est pas parce que les gouvernements sont de plus en plus contaminés et faillissent à ces tâches qu’il faut rejeter ces missions-là, et encore moins les leur abandonner. Il n’y a qu’à voir le désastre qui se produit quand les services de santé de proximité, des maternités ou des gares ferment. Très peu de personnes sont autonomes aujourd’hui en termes de subsistance, et dans certains domaines aucune communauté isolée ne le sera jamais. On a donc besoin de
mécanismes de solidarité et d’organisation à des échelles plus larges. Et on a aussi besoin (...) de s’assurer que la loi qui régit la vie en société ne contrevient pas aux besoins les plus fondamentaux, qu’elle ne tue pas les alternatives... une loi émancipatrice qui protège le faible du fort. Tout le contraire de ce qu’on voit aujourd’hui avec la présidence Macron, en somme, que ce soit sur le plan social, démocratique, économique ou environnemental. Et comme on n’arrivera ni à infléchir ni à convaincre les pouvoirs en place, le choix est simple : il faut prendre leur place. Savoir si ça se fait par le jeu électoral, par l’insurrection de masse ou par la montée en puissance et la multiplication d’initiatives plus marginales (...) même si mes affinités me portent plus du côté révolutionnaire que de celui de la co-construction de la norme, il ne s’agit pas de se faire plaisir avec des postures romantiques : tous ces scénarios doivent être envisagés, dans un souci d’efficacité. Tout comme celui de l’effondrement de l’État d’ailleurs, qu’on le veuille ou non
».
C’est aussi une des raisons pour lesquelles je m’intéresse au Rojava, un territoire grand comme le Danemark qui lutte, vit et tente de s’organiser sans État. Des poches d’espoir, des sources d’inspiration, on n’en a pas tant que ça. C’est aussi pourquoi j’éprouve l’envie et le besoin d’aller les puiser, et ainsi prendre de grandes bouffées d’air, parmi les navigateurs, les pirates et les aventurières, dans la fiction, littéraire et d’anticipation.


[1]https://reporterre.net/Corinne-Morel-Darleux-Maintenant-il-faut-tout-donner-tout-tenter-pour-inverser
[2]https://expansive.info/Defaire-le-radicalisme-rigide-1364
[3]https://www.revue-ballast.fr/corinne-morel-darleux-il-y-a-toujours-un-dixieme-de-degre-a-aller-sauver/








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