13 août 2024

ALORS NOUS IRONS TROUVER LA BEAUTÉ AILLEURS

Avec cette « déambulation littéraire, politique et géographique [qui] navigue entre l’essai, le récit de voyage et le journal », Corinne Morel Darleux entend « résoudre la dissonance récurrente entre le bonheur [qu’elle] éprouve à être vivante et le sentiment d’accablement qui [la] saisit quand [elle] regarde le monde ».
À l’invitation de l’Institut français, elle se rend en Inde où lecture et écriture, silence et isolement favorisent « déconnexion » et réflexion. Pour autant, bien des aspects du pays la renvoient à ses préoccupations, tant il peut être perçu comme « un reflet du passé dont le progrès nous aurait libéré ou au contraire l'avenir d'une société postcapitaliste » : « Ce que je vois de l'Inde me fait irrésistiblement penser à la perspective de la subsistance développée par différentes autrices écoféministes, qui consiste à revaloriser la pratique et à se sentir fier de ce que l'on sait faire. »
« L'idée même de rapport de forces sur laquelle s'est construite la culture politique des gauches syndicales et ouvrières, si elle a permis d'arracher de grandes conquêtes sociales au siècle dernier, est en train de s'étioler. » Aussi préconise-t’elle la voie de l’autonomie politique et matérielle : « Faire l'inventaire de ses besoins et de ses vulnérabilité, pour in fine répondre aux premiers en maîtrisant les secondes. Il s’agit donc d’abord d’identifier et apprendre à se passer du superflu, et d'en distinguer ce qui relève de la nécessité, du plaisir incompressible et du soin. Puis de s’assurer qu'on dispose autour de soi des ressources et savoirs nécessaires pour les satisfaire. On réalise alors très rapidement que cela ne peut fonctionner que de manière collective. » Pour éviter de « rester enfermés dans nos cadres de pensée », elle prône une « gymnastique des confins », d’effectuer des aller-retours entre ici et ailleurs, entre hier et demain.

Elle défend la fiction pour « sa capacité à décadrer la pensée, à bousculer les certitudes et à privilégier une perception sensible de la réalité ». Ses considérations philosophique la porte à recommander le refus de tout ce qui peut-être présenté sous les atours du progrès, la limite vers ce qui nous aliène : « savoir ne pas est un art de vivre au quotidien ». Elle fait part de ses inquiétudes de légitimité à s’exprimer sur certains sujets et soutient que « nul ne se situe d’un seul côté » : « Rien ne peut fonctionner si seuls les universitaires peuvent écrire des essais, si les romancières sont cantonnées à raconter des histoires, si seuls les insurgés sont légitimes à parler de révolution, les pauvres de misère, les racisés de discrimination, si les déserteurs sont trop diplômés et si les écrivains ne peuvent disserter que sur les créations. » Elle témoigne d’ailleurs de ses séjours au Rojava car « ce n'est sans doute pas une perte de temps dans le contexte actuel que de réfléchir et s'entraîner à vivre sans État, sans eau et sans électricité ».

Un moment, elle crut que prendre la place du gouvernement serait plus efficace que d’infléchir sa politique. Après dix années à la direction nationale du Parti de gauche et deux mandats d’élue régionale, elle est convaincu que « l’État néolibéral est désormais trop profondément intriqué d'intérêts économiques et personnels pour les faire passer après l'intérêt général ». Une quantité considérable de temps et d’énergie se perd dans la stratégie de conquête du pouvoir par les urnes, et « le contexte est éminemment défavorable à une résistance frontale », cependant elle propose d’ « empêcher de bétonner les terres, refuser que l'eau soit accaparée par quelques-uns, démanteler ce qui doit l’être, cesser de collaborer avec un système délétère, prendre soin. Il convient de faire et défaire avant que n’advienne l'irrémédiable. » Elle est lasse d’empiler des arguments, de les répéter dans l’espoir illusoire d’atteindre une masse critique convaincue de changer de braquet. « Là où crois le péril, croit aussi le mirage du sauveur, les replis idéologiques et la tentation d'un ordre viril. » Le besoin se situe dans un changement de perspective susceptible de « mettre chacune et chacun en mouvement sans attendre les consignes ni que les conditions soient réunies » : « Je crois, comme le formule ainsi Maria Mies et Véronika Bennoldt–Thomsen dans La Subsistance, qu’il s'agit de faire sans attendre avec le déjà-là et de ne compter que sur nous-mêmes ou, comme le disait David Graeber, de vivre “comme si nous étions déjà libre“, soit de mêler le préfiguratif – qui donne à voir dès maintenant ce à quoi pourrait ressembler l’avenir – et le performatif pour matérialiser ce que l'on veut voir advenir. » Il s’agit de ne « renoncer ni au pessimisme de la lucidité, ni à la puissance de la volonté », de se munir d’une grille qui dépasse les binarités actuelles : violence/non violence, réformisme/révolution, radical/mou,… D’autant que des réseaux existent déjà, qui initient des changements, « grignotent le système et doublonnent les institutions ».

C’est avec plaisir et curiosité que l’on retrouve la plume lettrée et sagace de Corinne Morel Darleux, qu’on la suit dans ses lectures et ses méditations sur le monde tel qu’il va à sa perte et tel qu’il pourrait survenir.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier

 

ALORS NOUS IRONS TROUVER LA BEAUTÉ AILLEURS
Gymnastique des confins
Corinne Morel Darleux
168 pages – 10 euros
Éditions Libertalia – Montreuil – Octobre2023
editionslibertalia.com/catalogue/la-petite-litteraire/corinne-morel-darleux-alors-nous-irons-trouver-la-beaute-ailleurs

 

De la même auteure :

PLUTÔT COULER EN BEAUTÉ QUE FLOTTER SANS GRÂCE - Réflexions sur l’effondrement



Voir aussi :

COMME SI NOUS ÉTIONS DÉJÀ LIBRES




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire