Carla Hustak, enseignante en technosciences à l’université de Toronto, et Natasha Myers, anthropologue à l’université de York, inscrivent leurs recherches dans le domaine de la biologie de l’involution, initiée par Lynn Margulis, étudiant les relations entre les espèces.
« Les comportements des plantes et des insectes sont désormais fondés sur des modèles déterministes qui réduisent les interactions entre espèces à l’action de “gènes égoïstes“ chargés de réduire la dépense d’énergie d’un organisme tout en maximisant sa capacité de reproduction au bénéfice de la survie de l’espèce à long terme. Ces approches néodarwiniennes dominent le champ en plein essor de l’“écologie chimique“. » Dans ce cadre d’interprétation, les multiples espèces d’orchidées Ophrys qui leurrent les pollinisateurs sans leur offrir en échange la « récompense » d’un nectar, sont présentées comme « fraudeuses », coupables d’une « escroquerie sexuelle ». Leur leurre aromatique est devenu un cas d’école de la stratégie évolutionniste sous le nom de « mensonge sexuel ». Ainsi, les récits dominant le domaine de l’écologie chimique restreignent les relations interspécifiques à des comportements rationalisés suivant un calcul de logique fonctionnaliste, et ne doivent pas remettre en cause les frontières d’une logique économique, résistant férocement au terme de « coévolution », refusant d’admettre le plaisir, le jeu ou l’improvisation dans une ou entre espèces. Prenant de biais les logiques dominantes, réductrices, mécanistes et adaptationnistes qui forment le sous-bassement des sciences écologiques, Carla Hustak et Natasha Myers veulent valoriser « les pratiques créatives, improvisées et éphémères grâce auxquelles les plantes et les insectes s’impliquent dans la vie des unes des autres ». À la logique évolutionniste, elles ajoutent un mode d’attention involutionniste.
Nombres de compte-rendus d’études des relations sexuelles entre orchidées et insectes, attirent l’attention sur des pratiques qui les enrôlent dans un « partenariat affectivement chargé et multisensoriel ». Leurs relations mimétiques, dans une perspective involutionniste, ne sont plus limitées au bénéfice d’un avantage sélectif de mutations aléatoires, mais deviennent « un effet et une constellation d’affects immanents à des corps qui répondent, ressentent et sentent ». Le récit que fait Darwin de sa pratique expérimentale au cours de laquelle il établissait un « partenariat sensoriel avec ses sujets d’expérience », montre sa propre implication dans l’événement de la fertilisation et laisse apparaître « les contours naissants d’une écologie des affects qui constitue le ferment d’une science des relations interspécifiques ». « Du fait de son implication intime dans les relations kinesthésiques et affectives entre insectes et orchidées, sa pratique expérimentale prend une forme mimétique. » « Les expériences multisensorielles et incorporées de Darwin nous fournissent l’occasion d’explorer la puissance involutive (involutionary momentum) à travers une écologie affective qui inclut aussi le chercheur. » De même, sous la surface des récits des écologistes néodarwiniens, on trouve « les multiples scintillements d’une écologie des affects », « une écologie qui regorge de plantes éloquentes parmi bien d’autres organismes volubiles ».
Ces néodarwiniens ont généralisé la représentation arborescente proposée par Darwin pour retracer différents comportements et formes de vie, traduisant, sur le fil de l’évolution, des changements issus de mutations génétiques aléatoires qui se sont cumulées dans des populations d’espèces particulières, surdéterminant les temporalité jugées pertinentes pour l’étude de la vie, réduisant le mouvement de l’évolution « aux inlassables stratégies de "gènes égoïstes" pour conserver leurs espèces hôtes dans une dynamique de compétition où nombreux sont les ennemis et rares les alliés ». « Dans cette perspective, l’arc temporel du changement dans le cours de l’évolution dépend d’une seule et même téléologie guerrière : la lutte et la survie des espèces. Ces récits perdent ainsi en chemin toute trace des corps particuliers et des différences locales et éphémères. Les pratiques n’appartenant pas au domaine de la reproduction ou de la survie, y compris les improvisations des organismes et les expérimentations ludiques, sont effacées de la mémoire de l’évolution. Considérées comme non pertinentes, les grandes échelles de temps les absorbent. » Dans une conférence Lynn Margulis (1938-2011) donnée à l’occasion du 150e anniversaire de la publication de L’Origine des espèces, contestait la typologie de l’arborescence, s’appuyant sur des travaux récents montrant que « le matériel génétique se déplace d’une branche à une autre », « créant une topologie en réseau, en toile et non pas en arbre ». « De nouvelles formes de vie surgissent grâce à d’intimes enchevêtrements entre espèces distinctes mais toujours reliées. » Ses propres travaux, réalisés avec son fils Dorian Sagan, décrivent des formes de changements initiés par des affinités interspécifiques. « Leur théorie de l’évolution est fondée sur une écologie affective communautaire moins façonnée par les lignées généalogiques et les filiations que par les associations rhizomatiques et imprévisibles, par des sauts inopinés au travers des lignées d’espèces. » Le propre récit involutionniste de Darwin sur la pollinisation des orchidées permet de « cartographier les enchevêtrements interspécifiques et les relations intimes, tout en déstabilisant les notions de fixité naturelle des frontières entre espèces et en contrecarrant les versions normatives de la reproduction sexuelle, dénuée de sensualité ».
Les travaux des écologistes chimiques, de leur côté, font émerger « tout un panel de dialogues orientés par des impulsions moléculaires chez une espèce et entre espèces ». Ainsi, les plantes ont plusieurs stratégies pour se défendre contre les prédateurs : répulsives, comme la synthèse active de toxines dans leurs tissus pour interférer sur la croissance et la digestion d’un herbivore, ou collaboratives, comme la production de substances chimiques volatiles qui appâtent les insectes prédateurs friands des organismes qui leur sont nuisibles. Si les nombreuses descriptions de cette ingéniosité à communiquer perturbent les discours scientifiques conventionnels, ces recherches s’inscrivent en grande partie dans une logique néodarwinienne et tendent à configurer l’écologie comme une « économie militaire ». « D’un point de vue involutionniste, les plantes sont des alchimistes qui transforment la lumière du soleil et le gaz carbonique en propositions volatiles et créent des formes innovantes de médias atmosphériques capables de s’exprimer sur de longues distances. »
Ces quelques pages ouvrent des perspectifs surprenantes et bouleversent bien des schémas de pensée. Carla Hustak et Natasha Myers proposent par leur travail de mettre « au défi le statu quo de l’irresponsabilité écologique ». Cet ouvrage, assurément, mérite amplement sa place dans cette collection au titre pourtant bien ambitieux : « Les empêcheur de penser en rond ».
LE RAVISSEMENT DE DARWIN
Le langage des plantes
Carla Hustak et Natasha Myers
Préface de Maylis de Kerangal et Vinciane Despret
114 pages – 14 euros
Éditions La Découverte – Collection « Les empêcheur de penser en rond » – Paris – Avril 2020
www.editionsladecouverte.fr
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