Explorant la plupart des mouvements sociaux à travers le monde, du printemps arabe à Occupy, Peter Gelderloos montre comment les campagnes non-violentes ont contribué aux « ravalements de façade de divers régimes répressifs » et permis aux forces de l’ordre de « restreindre l’extension des mouvements de révolte sociale ». Confrontés à de vives critiques, leurs partisans, non seulement refusent de se nourrir de leurs défaites, mais entretiennent la désinformation et enracinent la non-violence dans la culture populaire grâce au soutien des médias de masse, des universités, des gouvernements, celle-ci devenant « de plus en plus extérieure aux mouvements sociaux tout en s’imposant à eux ». Faisant ainsi apparaître ses multiples faiblesses, il argumente pour une « pluralité des tactiques », « la reconnaissance d’une coexistence de différentes méthodes de lutte », car « nous avons besoin de luttes sociales bien plus fortes si nous voulons vaincre l’État, le capitalisme, le patriarcat qui nous oppriment et nous exploitent, pour créer un monde fondé sur l’entraide, la solidarité, la libre association, sur des relations saines entre nous et avec la Terre. »
Pour lui « la violence n’existe pas ». Ce n’est qu’une catégorie hypocrite, utilisée par caractériser des actes, phénomènes ou situations considérés comme déplaisants, définis non par des critères rationnels mais par des réactions subjectives. « La non-violence occulte une violence structurelle, la violence de l’État. Pourtant cette dernière cause bien plus de tort aux peuples du monde entier que la “violence“ des révoltés ou des luttes pour la libération. » « La catégorie “violence“ masque le caractère violent de l’exercice légal de la force policière tout en soulignant le caractère violent des actes de celui ou celle qui se défend contre cette violence ordinaire. C’est pour cette raison que nous affirmons que la non-violence privilégie et protège la violence de l’État. » La non-violence, par sa complicité passive à cette violence structurelle et par ses tentatives de pacifier ceux qui luttent contre le pouvoir, justifie les réponses répressives de l’État. Ainsi, le mouvement des Indignados en Espagne avait décidé que toute action illégale était violente, y compris le blocage d’une rue ou la transformation d’un jardin public en potager. « C’est l’institution elle-même qui se charge de fabriquer la perception usuelle de la violence, par l’intermédiaire des médias. En effet, ces derniers s’efforcent constamment de discipliner les mouvements sociaux afin qu’ils adoptent cette catégorisation et qu’ils se défendent de toute accusation de violence, si facile à brandir. Dès lors que des dissidents, pour se défendre d’une telle accusation, plaident la non-violence, ils tombent dans le piège en adoptant les valeurs et le système de classification de l’État. » « La “violence“ est un euphémisme utilisé par les élites pour désigner une menace de la paix sociale, cette illusion entretenue pour passer sous silence la lutte des classes, la brutalité du patriarcat et le caractère meurtrier du colonialisme. » En contrôlant la définition de la violence, elles décident quelles formes de résistance sont acceptables et lesquelles ne le sont pas. Il ne s’agit pas pour autant de « prôner la violence », « expression démagogique dont l’objectif est de propager la peur », mais d’accepter les méthodes habituellement rejetées par l’idéologie non-violentes : les actions illégales, combatives, conflictuelles, antagonistes, sans perdre de vue la nécessité de la pluralité des tactiques. « Les manifestations les plus efficaces – en matière de perturbation des réunions des puissants, de sensibilisation de l’opinion publique, de résistance contre la répression, mais aussi en matière de coexistence, de solidarité et de respect des différentes méthodes de protestation (à l’exception des méthodes imposant aux gens la façon dont ils doivent lutter) – sont celles où l’on a observé une pluralité de tactiques. »
Anarchiste, Peter Gelderloos lutte pour une révolution sociale – et pas seulement une révolution politique qui consisterait à remplacer un régime politique par un autre supposé meilleur – qui impliquerait « l’anéantissement du régime politique existant et de toute hiérarchie coercitive », le renoncement à tout régime politique, ouvrant pour chacun « la possibilité d’une libre auto-organisation ». « La violence des nouveaux gouvernements n’est pas liée à celle des révolutions qui ont contribué à les mettre en place, mais à l’existence même d’un gouvernement. Toute révolution qui laisse l’État intact échoue à mettre fin à l’oppression contre laquelle elle lutte. » Un mouvement non-violent qui remplace un gouvernement par un autre, ce qui constitue jusqu’à aujourd’hui la plus grande victoire obtenue par un mouvement non-violent, ne change que les apparences du pouvoir sans s’attaquer aux problèmes fondamentaux de la société. Les gouvernements, selon le paradigme contre-insurrectionnel qu’ils emploient, considère le conflit comme condition inhérente aux sociétés étatiques. Faute d’espérer s’en débarrasser complètement, ils prétendent le gérer en permanence, en s’assurant qu’il demeure insignifiant et peu menaçant, comme le sont les mouvements non-violents, ceci en suivant deux phases : la répression et la récupération. « La récupération désigne le processus par lequel les rebelles qui défient les structures du pouvoir en place sont amenés à les défendre ou à participer à leur renforcement. Leur rébellion peut ainsi devenir un simulacre visant uniquement à exorciser toute colère ou le mécontentement dont elle est une conséquence, ou être redirigée vers une sous-partie du système qui sera révoquée et remplacée, opérant à un changement de pouvoir qui permettra en réalité à l’État de fonctionner encore plus efficacement. » Des mouvements de contre-culture se transforment en nouvelle niche commerciale, des mouvements ouvriers se muent en partis politiques invités à entrer au gouvernement, des mouvements de libération sont récupérés en acceptant de négocier et de trouver un terrain d’entente avec le colonisateur. « La démocratie requiert la paix sociale, c’est-à-dire l’illusion selon laquelle, dans une société fondée sur l’exploitation et la domination, nous pouvons tous nous entendre et atteindre la plénitude. » La non-violence, parce qu’elle ne permet pas de « développer une pensée en antagonisme avec l’État », tend à être un élément crucial du processus de récupération. « En leur inoculant une idéologie de l’impuissance glorifiée, elle empêche les gens de reprendre leur pouvoir d’agir, leur autonomie, et garantit paix et stabilité durant les moments critiques de transition d’une forme d’oppression à une autre. »
Après avoir posé ces fondements théoriques, que nous avons pris le temps de présenter de façon détaillée, Peter Gelderloos entreprend d’étudier et d’évaluer une quarantaine de mouvements sociaux à travers le monde, des zapatistes au mouvement pour la démocratie à Hong Kong en 2014, en passant par la seconde intifada, les « révolutions de couleur », les émeutes dans les banlieues françaises en 2005 et en Grèce en 2008, le mouvement du « 15-M » et celui d’Occupy, le Rojava, etc, selon quatre critères :
- Parvient-il à conquérir un espace au sein duquel de nouvelles relations sont mises en pratique ?
- Parvient-il à répandre ses idées ?
- Bénéficie-il du soutien de l’élite ?
- Est-il parvenu à obtenir des avantages concrets qui ont amélioré la vie des gens et restauré leur dignité ?
Nous ne pourrons ici revenir sur toutes. Retenons simplement les conclusions de l'auteur : « Des mouvements hétérogènes et conflictuels ont toujours été liés à la multiplication de critiques sociales profondes et d’idées de nouvelles façons de vivre, tandis que les mouvements exclusivement non-violents ont été systématiquement liés à des politiques superficielles, populistes, du plus petit dénominateur commun. » « Depuis la fin de la guerre froide, les mouvements non-violents ont connu leurs plus grands succès dans la mise en oeuvre du changement de régime, contribuant à la formation de nouveaux gouvernements qui par la suite déçoivent et même trahissent ces mouvements. Ils ne sont pas parvenus à redistribuer le pouvoir de manière significative, ni à mettre en pratique des relations sociales révolutionnaires, malgré leurs multiples déclarations victorieuses. » D’autre part, les mouvements hétérogènes utilisant des méthodes conflictuelles et une pluralité de tactiques ont été les plus efficaces pour saisir et défendre l’espace, pour utiliser cette autonomie afin de mettre en pratique de nouvelles relations sociales, pour propager des idées radicales et des critiques sociales.
Il consacre ensuite un chapitre aux « révolutions de couleur » (Serbie en 2000, Géorgie en 2003, Ukraine en 2004,…), inspirées par la méthode que Gene Sharp décrit dans De la dictature à la démocratie. Celles-ci confirment que la non-violence ne peut qu’opérer de simples changements de régime. Il relève un certain nombre de contradictions dans la défense argumentative de la non-violence comme méthode la plus adaptée à l’avènement de la démocratie alors qu’elle réalise un « putsch de facto », que les manifestants reçoivent les directives d’en haut, « spectateurs de leur propre mouvement », et que leur « stratégie marketing » se résume à une opposition au pouvoir en place, sans aucune critique sociale. Les gouvernements mis en place par ces révolutions, bénéficient du soutien des élites, et resserrent leurs liens avec les États-Unis et l’Union européenne. Il démontre également comment le think tank de Gene Sharp, qui les a conseillé, est financé par le gouvernement états-uniens. En quelques pages, il montre que la frontière entre démocratie et dictature est fictive ». « La démocratie n’est qu’un autre moyen d’organiser l’exploitation, l’oppression et le contrôle social. » Les mouvements non-violents qui remplacent les prétendues dictatures par des prétendues démocraties, rendent un grand service à la coalition au pouvoir, permettant son expansion et le développement d’une structure gouvernementale plus stable. « Grâce à l’éviction d’un dictateur et à l’exigence d’élections, le mouvement non-violent permet au gouvernement de laver son image, de reconstruire sa légitimité et d’opérer une transition douce et invisible vers une forme plus puissante de gouvernement, tout en faisant passer ce processus comme une sorte de révolution venant de la base ou comme une réponse aux pressions populaires. »
La non-violence est sans effet sur le changement social. Elle ne peut être protégée que par l’élite qui veillera toujours à conserver ses intérêts. Elle est inefficace face à un pouvoir décidé à utiliser la force létale et ne peut changer la conscience d’une institution. Ainsi, c’est la révolte des soldats, influencés par les mouvements de libération noirs et latinos qui, n’hésitant pas à tirer sur leurs officiers, contraignirent les États-Unis à se retirer du Vietnam, plus que le mouvement pacifiste.
De la même façon, l’auteur revient en détail sur le groupe militant Democratia Real Ya, à l’origine du mouvement du 15-M, qui assimila tous les actes illégaux, même s’assoir spontanément dans une rue pour protester, à des actes « violents », et tenta d’imposer son idéologie. Il relate également des meurtres de Noirs par des policiers, aux États-Unis, demeurés impunis jusqu’à ce que l’État craignent un véritable soulèvement. Dans tous les cas, seules des émeutes ont entraîné l’inculpation de policiers. « La police est l’institution qui se tient entre ceux qui nous ont tout volé – les biens communs, notre capacité de décider de notre propre vie, la qualité de l’air et de l’eau, notre avenir, notre histoire, notre dignité – et c’est elle qui se tient entre ceux qui ont reçu quelques petits privilèges et conforts en échange de leur obéissance, et ceux qui n’ont rien. » Il conteste aussi les accusations d’infiltrations policières ou d’ « éléments extérieurs » qui délégitiment les émeutiers et dissimulent les réelles motivations de ceux-ci. Il passe ensuite en revue une douzaine de personnalités, d’institutions ou de mouvements, partisans de la non-violence, et procède à un certain nombre de mises au point à leur sujet. Il relève ainsi les contradictions de la méthode de Gene Sharp, dénonce la mauvaise foi du journaliste Chris Hedges qui s’autoproclama porte-parole d’Occupy et assimila les anarchiste du Black Bloc à des criminels, dévoile les activités de la société de renseignements mondiale Stratfor, démonte les « contes de fées » du journaliste Mark Kurlansky, en revenant sur plusieurs événements historiques que celui-ci a déformé par manipulation, omission, généralisation ou pure fabrication : la Seconde Guerre mondiale, la chute du mur de Berlin, Prague en 1968 et Budapest en 1956, rappels édifiants que nous ne pourrons malheureusement pas reprendre ici.
Plutôt que d’évaluer des tactiques selon la question de la violence – c’est le travail des moralistes, des journalistes ou des flics, d’attribuer de telles étiquettes – Peter Gelderloos préfère savoir si elles sont libératrices, si elles permettent de « s’emparer d’un espace dans un monde où nous ne sommes que des travailleurs obéissants ou des consommateurs passifs ». Les Lakotas, les Cheyennes, les Mapuches, en prenant les armes et tuant des milliers de colons envahisseurs, ne cherchaient pas à créer un système autoritaire mais à défendre leur capacité de vivre en liberté, avec leur propre culture sur leurs propres terres. La liberté ne consiste pas à obtenir un nouveau dirigeant. Elle n’est pas un état définitif mais un processus sans fin. « La liberté c’est la capacité de façonner notre propre vie, de concert avec nos pairs et notre environnement. » Le changement ne peut être une évolution graduelle car les systèmes complexes passent d’un état stable à un autre par des changements soudains. Il tire également des leçons de la révolution espagnole sur laquelle il s’attarde plus longuement. « La pratique combative, c’est-à-dire le recours au sabotage, la capacité d’autodéfense, la capacité à faire face aux forces de l’ordre et la détermination à attaquer les structures de pouvoir existantes, permet aux personnes en lutte de saisir l’espace dans lequel les graines d’un nouveau monde peuvent commencer à prendre racine et aide à empêcher que ces expériences de liberté soient récupérées pas le système dominant. » Avec ce livre et le précédent, il souhaite encourager les gens à se défendre, « à briser le monopole de la violence partagé par la police et le patriarcat ». Il entend s’extraire d’une pensée binaire et ne propose pas « une pratique révolutionnaire axée autour du concept de violence » sous prétexte de rejeter la non-violence, les contraires ayant tendance à reproduire la même logique. Le concept de pluralité de tactiques qu’il défend, invite à la complexité. Présents sur le même terrain de lutte, des militants avec des conceptions différentes mais un but immédiat commun, doivent pouvoir cohabiter respectueusement et solidairement, augmentant leur « potentiel de complémentarité intelligente ». « Ceux qui préfèrent utiliser des méthodes pacifiques doivent accepter le fait que la confrontation, le sabotage, les attaques et l’illégalité ont toujours fait partie de la lutte. » Il s’agit de reconquérir nos aptitudes à l’attaque, de construire ensemble une lutte collective « avec ses moments de contemplation, de création et de destruction », car « nous n’essayons pas de construire une simple alternative, de mener une vie paisible avec notre jardin bio et notre coopérative pendant que le monde part en vrille ». Nous devons détruire le capitalisme avant qu’il ne nous détruise.
Toujours aussi percutant, Peter Gelderloos, par ses démonstrations implacables, permettra à bien des mouvements sociaux de sortir de leur impuissance. À lire de toute urgence, sans se laisser enfermer dans des a priori.
L’ÉCHEC DE LA NON-VIOLENCE
Du printemps arabe à Occupy
Peter Gelderloos
Traduction de Fausto Giudice
466 pages – 15 euros
Éditions Libre – Paris – Juillet 2019
www.editionslibre.org/produit/l-echec-de-la-non-violence-peter-gelderloos
Titre original : The Failure oh Nonviolence – 2013 – Left Bank Books, Seatle, WA
Du même auteur :
COMMENT LA NON-VIOLENCE PROTÈGE L’ÉTAT
Voir aussi :
il oublie une chose essentielle, le mouvement des gilets jaunes et sa vue de part le monde (la France est regardée). Il s'est passé deux choses essentielles qui permettent d'expliquer en partie ce que nous vivons actuellement :
RépondreSupprimer1- la violence non pas des manifestants mais de la répression contre les pauvres gens qui n'avaient plus rien à se mettre sous la dent (mutilations,éborgnés,blessés, arrestations arbitraires, etc..), cette violence à été vue par les citoyens et elle a profondément marqué les esprits par son caractère ultra dur et injuste. Ceci donne encore plus de motivation aux citoyens pour aller vers un changement de système, une guerre contre lui.
2- Le mot d'ordre des Gilets Jaunes à été de casser l'économie en arrêtant de consommer et une alliance avec les jeunesses pour le climat réclamant un changement de système ont été entendus de par le monde. L'idée de continuer à consommer normalement et se faire plaisir avec des activités non essentielles est née. Ajoutons que un tiers des Français (à l'étranger sans doute pareil) ont baissé leur consommation de viande, les citoyens font marcher l'économie parallèle avec la vente d'occasion, et les jeunes n'achètent plus de matériel neuf mais du reconditionné. La baisse des dépenses en énergie baisse du chauffage et trajets inutiles en voiture etc.. etc..
3- L'idée qui est née de ce dernier mouvement est que si nous sommes pauvres et que nous n'avons plus rien alors que les nantis et riches nous rejoignent également dans la galère eux aussi par l'effondrement de l'économie tous ensembles !
Et ça oui, c'est nouveau et personne ne s'y attendait à celle-là surtout pas les puissants du monde qui de ce fait accélèrent les répressions tout azimuts ...