19 février 2021

FAHRENHEIT 451

Classique s’il en est, qui ne pouvait manquer de figurer sur ce blog puisqu’il lui emprunte son titre, ce roman, paru en 1953, évoque une société dans laquelle les corps sont rivés devant les « murs-écrans » et les pompiers chargés de détruire par le feu les livres désormais interdits.
Montag, l’un d’entre eux depuis dix ans, accomplit sa mission quotidienne : « Les poings serrés sur l’embout de cuivre, armé de ce python géant qui crachait son venin de pétrole sur le monde, il sentait le sang battre à ses tempes, et ses mains devenaient celles d’un prodigieux chef d’orchestre dirigeant toutes les symphonies en feu majeur pour abattre les guenilles et les ruines carbonisées de l’Histoire. » « C’est un chouette boulot. Le lundi, brûle Millay, le mercredi Whitman, le vendredi Faulkner, réduis-les en cendres, et puis brûle les cendres. C’est notre slogan officiel. »
Un soir, en rentrant de la caserne, Clarisse, sa jeune voisine de dix-sept ans, l’interpelle, dans ce monde où « personne ne connaît personne », et échange avec lui quelques mots anodins (pour nous lecteur) mais qui vont profondément ébranler ses certitudes. Elle prend le temps d’humer et d’observer les choses, de marcher sous la pluie, d’avoir « des idées biscornues » et n’a jamais besoin que des abeilles électroniques bourdonnent à ses oreilles pour faire passer le temps. Ils vont se recroiser souvent et, chaque fois, elle lui exposera un peu plus ses griefs contre ce monde auquel elle ne s’habituera jamais : la « télé-classe » qui abrutit les élèves, les gens dans le métro qui « ne parlent de rien » : « ils citent toute une ribambelle de voitures, de vêtements ou de piscines et disent : “Super !“ Mais ils disent tous la même chose et personne n'est jamais d’un avis différent. », les musées où l'on ne trouve que de l'abstrait, plus rien qui exprime des choses ou représente des gens.
Puis la vision d’une femme qui décide se laisser brûler avec sa bibliothèque qu’il est venu détruire avec ses collègues, finit de le soustraire à son indifférence, à sa routine et sa docilité, de lui ouvrir les yeux.

Au-delà de cette trame romanesque, somme toute assez classique, le récit de l’instauration progressive de cette censure et son analyse sous-jacente, sont d’autant plus intéressantes qu’elles sont proposées par le capitaine des pompiers, soucieux de ramener Montag dans le droit chemin. Il lui raconte donc que leur profession a pris de l’importance au moment d’un « truc appelé Guerre Civile », alors qu’apparaissaient des « phénomène de masse » : la photographie, puis le cinéma, la radio, la télévision. Ceux-ci se sont « nivelés par le bas, normalisés en une vaste soupe » : « Les magazines sont devenus un aimable salmigondis de tapioca à la vanille. Les livres, à en croire ces fichus snobs de critiques, n’étaient que de l’eau de vaisselle. Pas étonnant que les livres aient cessé de se vendre, disaient-ils. Mais le public, sachant ce qu’il voulait, tout à la joie de virevolter, laissé survivre les bandes dessinées. Et les revues érotiques en trois dimensions, naturellement. Et voilà, Montag. Tout ça n’est pas venu d’en haut. Il n’y a pas eu de décret, de déclaration, de censure au départ, non ! La technologie, l’exploitation de la masse, la pression des minorités, et le tour était joué, Dieu merci. » Le système éducatif s’appliquant à produire des travailleurs utiles ou futiles : bricoleurs, aviateurs, nageurs, pilotes de courses,… plutôt que des chercheurs et des savants, « le mot “intellectuel“est, bien entendu, devenu l'injure qu'il méritait d'être ». « On doit tous être pareil. Nous ne naissons pas libres et égaux, comme le proclame la Constitution, on rend égaux. Chaque homme doit être l'image de l'autre, comme ça tout le monde est content ; plus de montagne pour les intimider, leur donner un point de comparaison. Conclusion ! Un livre est un fusil chargé dans la maison d'à côté. Brûlons-le. Déchargeons l’arme. Battons en brèche l'esprit humain. Qui sait qui pourrait être la cible de l'homme cultivé ? Moi ? Je ne le supporterai pas une minute. » « Les pompiers à l'ancienne sont devenues obsolètes. Il se sont vu assigner une nouvelle tâche, la protection de la paix de l’esprit. » Puisque les gens veulent être heureux, il s’agit de veiller à ce qu'ils soient toujours en mouvement, à ce qu'ils aient des distractions, de passer à l'incinérateur les livres qui apportent inquiétude, questionnements et querelles. « Si vous ne voulez pas qu'un homme se rende malheureux avec la politique, n'allez pas lui casser la tête en lui proposant des points de vues sur une question ; proposez-lui en un seul. Mieux encore, ne lui en proposez aucun. » « Bourrez les gens de faits incombustibles, gorgez-les de “faits“, qu’ils se sentent gavés, mais absolument “brillants“ côté information. Ils auront alors l’impression de penser, ils auront le sentiment du mouvement tout en faisant du surplace. Et ils seront heureux parce que de tels faits ne changent pas. Ne les engagez pas sur des terrains glissants comme la philosophie ou la sociologie pour relier les choses entre elles. C’est la porte ouverte à la mélancolie. »
Et, de fait, la guerre, à la fois omniprésente, avec les bombardiers qui survolent souvent la ville, et invisible puisqu’au delà des remarques sur cette présence et de quelques vagues rumeurs, aucun commentaire ou information n’est jamais échangé entre les personnages ! Dépolitisée, décontextualisée, elle perd toute réalité pour devenir une quasi abstraction.

Mais le plus important est certainement ce qu’explique un autre personnage à Montag : « N'oubliez pas que les pompiers sont rarement nécessaires. Les gens ont d’eux-mêmes cessé de lire. Vous autres pompiers faites votre petit numéro de cirque de temps en temps ; vous réduisez les maisons en fumée et le joli brasier attire les foules, Mais ce n'est là qu'un petit spectacle de foire, à peine nécessaire pour maintenir l’ordre. » Car finalement, si Bradbury écrit bien un roman d’anticipation, en 1953, la société qu’il décrit n’est pas tellement éloignée de la notre, excepté peut-être le détail spectaculaire de l’autodafé des livres : corps rivés aux écrans, politique spectacle, aspiration générale au divertissement et méfiance pour tout questionnement qui viendrait troubler le confort quotidien. Un contrôle social accepté sans contrainte, garanti par la « fabrication du consentement ».
Il fallait bien aussi qu’un jour ce livre figura ici. Mon fils m’a offert à Noël cette édition de poche à la forme fort pertinente : un effet « brûlé » est en effet imprimé autour de chacune des pages.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier



FAHRENHEIT 451
Ray Bradbury
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jacques Chambon et Henri Robillot
244 pages – 6,30 euros
Éditions Folio science-fiction – Paris – Août 2020
Titre original : Fahrenheit 451 – Ballantine Books – New York – 1953



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