10 mai 2021

ESSAI SUR LE DON - Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques

« Quelle est la règle de droit et d’intérêt qui, dans les sociétés de type arriéré ou archaïque, fait que le présent reçu est obligatoirement rendu ? Quelle force y a-t-il dans la chose qu'on donne qui fait que le donataire la rend ? » Considéré comme le fondateur de l’anthropologie française, Marcel Mauss (1872-1950) étudie, dans les aires polynésienne, mélanésienne et du Nord-Ouest américain, ce qu’il nomme un « système de prestations totales » : des collectivités, personnes morales, clans, tribus familles, s’obligent mutuellement, échangent des biens et des richesses, des meubles et des immeubles, mais aussi des politesses, des festins, des rites, des services militaires, des femmes et des enfants, des danses, des fêtes et des foires, et contractent. « Ces prestations et contre-prestations s'engagent sous une forme plutôt volontaire, par des présents, des cadeaux, bien qu'elles soient au fond rigoureusement obligatoires, à peine de guerre privée ou publique. »


Il s’intéresse au caractère volontaire, « apparemment libre et gratuit, et cependant contraint et intéressé », du présent, du « cadeau offert généreusement même quand (…) il n'y a que fiction, formalisme et mensonge social », quand il y a obligation et intérêt économique. « Il ne semble pas qu'il ait jamais existé, ni jusqu'à une époque assez rapprochée de nous, ni dans les sociétés qu'on confond fort mal sous le nom de primitives ou inférieures, rien qui ressemblât à ce qu'on appelle l'Économie naturelle. »

Il appelle potlatch, ces « prestations totales de type agonistique », dans une forme typique, évoluée et relativement rare, rencontrées dans deux tribus du nord-ouest américain, les Tlinkit et les Haïda. Ce terme signifie « nourrir », « consommer », en langue chinook, et désigne « la destruction somptuaire des richesses accumulées pour éclipser le chef rival en même temps qu’associé », « lutte des nobles pour assurer entre eux une hiérarchie dont ultérieurement profite leur clan ». Il relève de nombreuses formes intermédiaires, « à émulation plus modérée », jusque dans nos étrennes, nos festins, nos noces ou nos simples invitations.

Sans entrer dans les détails de son étude comparative, pourtant fort intéressants, notons qu’il explique comment, dans le droit Maori, toutes les propriétés personnelles contiennent un hau, pouvoir spirituel : « Ce qui dans le cadeau reçu, échangé, oblige, c'est que la chose reçue n'est pas inerte. Même abandonnée par le donateur, elle est encore quelque chose de lui. » Le hau veut revenir au lieu de sa naissance, au sanctuaire de la forêt et du clan et au propriétaire, poussant les usagers à rendre un équivalent ou une valeur supérieure qui donneront à leur tour aux donateurs autorité et pouvoir sur le premier donateur devenu dernier donataire, permettant ainsi la circulation des richesses. « Accepter quelque chose de quelqu’un, c'est accepter quelque chose de son essence spirituelle, de son âme ; la conservation de cette chose serait dangereuse et mortelle et cela non pas simplement parce qu'elle serait illicite, mais aussi parce que cette chose qui vient de la personne, non seulement moralement, mais physiquement et spirituellement, cette essence, cette nourriture, ces biens, meubles ou immeubles, ces femme ou ces descendants, ces rites ou ces communions, donnent prise magique et religieuse sur vous. »
Outre l’obligation de rendre les cadeaux reçus, la « prestation totale » suppose également l’obligation d’en faire et celle d’en recevoir : « Refuser de donner, négliger d’inviter, comme refuser de prendre, équivaut à déclarer la guerre ; c'est refuser l'alliance et la communion. » « Tout va et vient comme s'il y avait échange constant d'une matière spirituelle comprenant choses et hommes, entre les clans et les individus, répartis entre les rangs, les sexes et les générations. »
L'échange de cadeaux, notamment dans les sociétés du nord-est sibérien et chez les esquimaux, produit aussi un effet sur la nature, incitant celle-ci, les dieux, les choses, les animaux, à être généreux et à susciter une abondance de richesses. Ainsi les Chukchee maritimes jettent à la mer les restes du « sacrifice festin », lesquels emmènent au pays d'origine les gibiers tués de l’année, qui reviendront l’an suivant. De la même façon, « l'aumône est le fruit d'une notion morale du don et de la fortune, d'une part, et d'une notion du sacrifice de l’autre » selon la vieille morale du don devenu principe de justice.

Marcel Mauss relève aussi des coutumes similaires chez les Pygmées, ou le kula, système de commerce intertribal et intratribal pratiqué dans les îles néo-calédoniennes de Trobriand, qui n’est pas un simple échange économique de marchandises utiles, et concerne essentiellement des bracelets et des colliers de coquillages. Ces populations n’ont pas de notion de vente ni de prêt – dans les langues papou et mélanésienne, le même terme désigne d’ailleurs l’achat et la vente, le prêt et l’emprunt – mais effectuent des opérations juridiques et économique qui ont ces fonctions. Créant d’importants surplus, elles s’échangent des choses considérables pour d'autres raisons que celles que nous connaissons. Les sociétés Tlingit, Haïda, Tsimshian et Kwatiutl du nord-ouest américain présentent des institutions encore plus radicales et accentuées, dans lesquelles les notions de crédit, de terme et d’honneur sont plus en évidence.
« Le don entraîne nécessairement la notion de crédit. L’évolution n’a pas fait passer le droit de l’économie du troc à la vente et celle-ci du comptant au terme. C'est sur un système de cadeaux donnés et rendus à terme que ce sont édifiés d'une part le troc, par simplification, par rapprochements de temps autrefois disjoints, et d'autre part, l'achat et la vente, celle-ci à terme et au comptant, et aussi le prêt. » Le potlatch est un phénomène juridique mais aussi religieux, mythologique, shamanique, puisque les chefs qui s’y engagent incarnent les ancêtres et les dieux, économique et de morphologie sociale, en un mot : total. Son essence est l'obligation de donner, pour soi et les siens, pour conserver son autorité, son rang, pour prouver sa fortune en la distribuant : la distribution de biens est l’acte fondamental de la « reconnaissance » par lequel on devient « reconnaissant ». Refuser un don, un potlatch, c'est manifester qu’on craint d’avoir à rendre. On a l'obligation impérative de rendre dignement, de façon usuraire (en général au taux de 30 à 100 % par an) pour prouver qu'on n'est pas inégal, au risque de perdre son rang.
Les choses données ont une personnalité. On se donne en les donnant, on se doit, on se rend.
Ce régime a du être celui d'une grande partie de l'humanité pendant une très longue phase de transition, avant de parvenir au contrat individuel pur, « au marché où roule l’argent » et à la notion du prix estimé.

Marcel Mauss recherche ensuite dans nos propres sociétés, des traces de cette morale et de cette pratique des échanges. Notre système de propriété, d'aliénation et d'échange distingue fortement les droits réels et les droits personnels, les personnes et les choses. Et nos civilisations, depuis les sémites, les grecs et romains, ont distingué l'obligation et la prestation non gratuite, du don, pour permettre le développement du marché, du commerce et de la production. Il analyse la théorie du nexum, dans le droit romain, dans laquelle les choses restent liées au propriétaire, marquées par une force inhérente, puis le droit « théorique » hindou tel qu'il apparaît dans les code et livres épiques, rédigés par les brahmanes à leur profit, et enfin le droit germanique, notamment les institutions du Gaben (cadeaux dont la valeur dépasse les frais du mariage ou du baptême) et du gage laissé au moment du contrat et rendu lors du paiement de la chose livrée.

Dans la conclusion de son étude, Marcel Mauss s’attache à étendre ces observations à nos propres sociétés. « Une partie considérable de notre morale et de notre vie elle-même stationne toujours dans cette même atmosphère du don, de l’obligation et de la liberté mêlés. Heureusement, tout n’est pas encore classé exclusivement en termes d’achat et de vente. Les choses ont encore une valeur de sentiment en plus de leur valeur vénale, si tant est qu’il y ait des valeurs qui soient seulement de ce genre. Nous n’avons pas qu’une morale de marchands. Il nous reste des gens et des classes qui ont encore les moeurs d’autrefois et nous nous y plions presque tous, au moins à certaines époques de l’année ou à certaines occasions. » Il considère l’invitation et le don qui doivent être rendus encore aujourd’hui, comme des traces des « vieux potlatch nobles ». Toute la législation de l’assurance sociale s’inspire, selon lui, du principe que le travailleur ayant donné sa vie et son labeur à la collectivité et à ses patrons, doit recevoir de ceux qui ont bénéficié de ses services, une certaine sécurité contre le chômage, la maladie, la vieillesse et la mort. « Dans les morales anciennes les plus épicuriennes, c'est le bien et le plaisir qu'on recherche, et non pas la matérielle utilité. Il a fallu la victoire du rationalisme et du mercantilisme pour que soient mises en vigueur, et élevées à la hauteur de principes, les notions de profit et d'individus. On peut presque dater – après Mandeville (Fable des Abeilles) – le triomphe de la notion d'intérêt individuel. » « L'homme a été très longtemps autre chose ; et il n'y a pas bien longtemps qu'il est une machine, compliquée d'une machine à calculer. » Si nos sociétés d’Occident ont fait de l’homme un « animal économique », nous ne sommes pas tous encore, ou complètement, de « purs financiers ».


Recenser des « nouveautés » ne doit pas nous empêcher de (re)lire des « classiques ». Cette élégante réédition fut ainsi un excellent prétexte. Marcel Mauss donne ici à comprendre l’origine de nos sociétés marchandes, montre ce qui subsiste et qu’il faut défendre : des échanges qui créent du lien et structurent la société plutôt que de l’atomiser.

 

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier

 

ESSAI SUR LE DON
Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques
Marcel Mauss
226 pages – 10 euros
Éditions Allia – Paris – Janvier 2021
www.editions-allia.com/fr/livre/894/essai-sur-le-don
Première parution dans L’Année sociologique en 1923-1924


 

Voir absolument, en complément, l’ouvrage de David Graeber :

DES FINS DU CAPITALISME - Possibilités I : Hiérarchie, rébellion, désir

 

 

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