Dans une longue « introduction générale », il raconte comment il dévora les témoignages de combattants qui commencèrent à paraître dès la fin 1915 et pendant sept années, tout en commençant à évaluer leur sincérité et leur valeur documentaire. Il défend le point de vue des poilus : « Le soldat est un homme qui voit, qui pense, qui juge et qui souffre dans son esprit plus encore que dans son corps. », et l'importance des « faits psychologiques » qui sont « l'essence même de la guerre » et qui « démentent l’épopée, la gloire, l'enivrement de la victoire que les histoires d'aujourd'hui veulent encore peindre ». Explorant les conflits antérieurs, depuis l'Antiquité, il trouve bien par-ci par-là quelques souvenirs personnels, mais jamais avec la même profusion que pour « la Grande Guerre ». Il s'attarde en particulier sur l’ouvrage d’Ardant du Picq (1821-1870) : Études sur le combat, œuvre posthume inachevé, basée sur son expérience personnelle en Crimée et qui s’intéresse à la psychologie des combattants. Non seulement cet auteur nie la possibilité du choc, de la charge, mais il soutient qu’une troupe engagée « échappe totalement au chef qui commande de loin ». Il fustige l’esprit militaire et les fausses leçons des manœuvres. Émile Meyer (1851-1938), quant à lui, prévoyait dès 1889 « l'immobilisation des fronts dans la guerre moderne » à cause du perfectionnement des armes à feu. Jean de Bloch (1836-1902), conseiller technique du tsar, prédit avec vingt ans d’avance « la paralysie de l'offensive par suite de l'usage généralisé des tranchées et des réseaux de fils de fer ». Il doutait que les marches sous le feu en rangs serrés, les charges à la baïonnette, enseignées officiellement, aient jamais été possibles.
Impossible évidemment de rendre compte d’une telle étude dans son entièreté. Nous nous contenterons de rapporter quelques extraits d’analyses pour donner le ton et une idée de son l’ampleur.
Jean Norton Cru s’emploie avec une minutie impitoyable à relever les faux récits, truffés d’anecdotes fabriquées, arrangées ou répétées, de faits dénaturés, de formes de style exagérées, empruntées à la presse, de légendes, de tartarinades et de « folklore de l’arrière », plutôt qu’inspirés par des notes personnelles : « le berger qui paît ses moutons entre les lignes » chez Adrien Bertrand, le cadavre allemand enterré dans les haricots à la demande d'une paysanne chez Henry d’Estre, l'exagération du carnage et l'abondance du sang chez Adrien Bertrand, Léopold Chauveau, Henri Barbusse et tant d’autres. « Il est touché mortellement et chantent La Marseillaise pendant que la mort le gagne. » écrit José Germain qui n'a pas « su dépouiller ces habitudes d'écrivain lorsqu'il a voulu l'écrire sur la guerre ». « À certaines heures la chute des balle pouvait se comparer à une averse » et « des couches superposées de cadavres boches nivelaient au raz du sol le carrefour qui, la veille, s'enfonçait dans la terre à près de trois mètres. » (Jacques Péricard). Etc. « Le vœu le plus cher des militaires c'est qu'une légende naisse de la guerre de 1914, toute une histoire légendaire, enrichie des petites légendes de détail telles que celle du “Debout, les morts !“ et celle de la Tranchée des baïonnettes. Il est certain que la guerre vue à travers la légende est une aventure splendide, la plus noble entreprise à laquelle on puisse se vouer. »
Outre ceux qui s’emploient à produire une telle « littérature », certains s’efforcent d’atteindre au contraire une vérité historique, impersonnelle, objective et froide, plutôt que de raconter ce dont ils ont été témoins. Si Alphonse Grasset, exemple parmi tant d’autres, « remplit son récit de sa présence, […] nous révèle ses sentiments, ses émotions, ses anxiétés comme cela doit se faire dans un récit personnel de témoin oculaire et agissant », il le charge tellement de faits que tous ne sont probablement pas issus de sa mémoire.
Ce qui marque avant tout, c’est la profusion de propos antimilitaristes et pacifistes : « Comment se croire à la guerre, à cette guerre stupide, que le progrès scientifique a rendu possible. » (Commandant Bréant), « Quiconque ne maudit point la guerre soit maudit ! Amen. » (Paul Cazin), « Tiens ! Je parie une chose : mets cent Boches d'un côté et cent Poilus de l’autre, y crieront tous sur le même ton : Vive la paix ! » (Robert Desaubliaux), « Oui, l’humanité est folle ! Il faut être fou pour faire ce que l’on fait. Quels massacres ! Quelles scènes d’horreur et de carnage ! Je trouve pas de mots pour traduire mes impressions. L’enfer ne doit pas être si terrible. Les hommes sont fous ! » (Alfred Joubaire), « Qui donc écrira un livre, non pas contre les horreurs de la guerre, mais contre la guerre ? » (Pierre Lelièvre), « Toutes mes idées enfantines sur la guerre, idées de convention des jours de paix et de mirages, me revinrent à l’esprit. Et je les maudissais. Des larmes me venaient d'avoir cru la guerre belle et rédemptrice, elle la destructrice gloutonne et sans cœur ! Aucun blasphème ne me semblait assez fort pour lui crier ma haine ! » (Paul Rimbault), « Tant de hardiesse, tant de science, tant de ruses pour le même but : tuer, tuer plus, tuer mieux, tuer plus vite ! » (Jules Henches), etc. La profusion est telle que nous pourrions poursuivre longtemps encore. Jean Norton Cru ne manque jamais une occasion d’en rajouter : « La guerre serait aussi facilement évitable que la fièvre typhoïde si elle n'était empêtrée dans une foule de mystiques. » Retenons également l’essai de Georges Bonnet, paru en août 1915 – « trois ans et trois mois avant l’armistice, quatre ans avant le traité de Versailles » – dans lequel il soutient que « tous les combattants abhorrent la guerre, que la guerre en a fait des pacifistes, qu’ils demandent un accord international pour empêcher les guerres ». Quelle que soit leur opinion politique, leur foi religieuse, la plupart, quand il sont sincères, s’accordent : « Le poilu ne connaît qu'un parti : celui du sens commun éclairé par une expérience aussi douloureuse que concluante. »
Il ne manque jamais de saluer la sincérité des témoins qui s'appliquent à décrire la peur qui les tenaille et ne les lâche jamais : « Mais aurais-je perdu tout courage ? Chaque obus me donne le frisson et je me blottis dans les tourments de la sape. – Marche donc, poltron ! J'ai une sueur froide, une peur nerveuse que je n'ai jamais éprouvée […] je me mets à trembler. J'aurais envie de me sauver en courant. » (Robert Desaubliaux), « Galops fous ; encore des paquets de fuyards qui nous arrivent dessus en trombe. Ces hommes puent la frousse contagieuse ; et tous halètent des bout de phrases, des lambeaux de mots a peine articulée. » (Maurice Genevoix), « L'usure des nerfs s’accentua ; bientôt elle fut extrême et, véritables loques, nous nous abandonnâmes ; désespérés de vivre sous une telle horreur, nous demandions à Dieu non pas de nous faire mourir – le passage est trop atroce – mais d'être morts ; nous n'avions qu’un désir : la fin ! » (Paul Dubrulle).
Certains, rares, évoquent les causes des mutineries de 1917 : « Ce sont les généraux Nivelle, Mangin et consorts qui sont les responsables de cet état d’esprit ; ils ne se sont pas préoccupés assez de ce que l'homme pensait ou ressentait ; pour eux, c'était un fusil, pas davantage. » (Henry Morel-Journel), « Un soir qu'on a bu plus que de coutume, pour s’étourdir, on est commandé pour la relève. Les fortes têtes disent : ”On n’ira pas”– Les autres suivent et voilà tout le bataillon en rébellion. » (Georges Murat), « C'est le despotisme, l'injustice et la tyrannie qui amènent la révolte et la révolution. Il ne faut pas chercher d'autre cause au bolchevisme, au désastre de Caporetto, aux révoltes du Chemin des dames, à la révolution allemande. » (Max Deauville).
Il voue une admiration dont il ne se cache nullement pour les cinq volumes de Maurice Genevoix, rédigés d'après son carnet de route : « Il a su raconter sa campagne de huit mois avec la plus scrupuleuse exactitude, en s’interdisant tout enjolivement dû à l’imagination, mais cependant en ressuscitant la vie des événements et des personnes, des âmes et des opinions, des gestes et des attitudes, des paroles et des conversations. » Il ne partage pas du tout cet enthousiasme pour des « littérateurs » à l’époque autrement adulés qui « ont failli dans la guerre aux promesses qu’ils devaient de peindre mieux que personne une période et des faits si extraordinaires ». Il accuse le talent de Jean Giraudoux d’être une faiblesse, presque une « infirmité » dans le genre « mémoires et souvenirs », et les « tableaux macabres et psychologiquement faux de Barbusse et Dorgelès » d'avoir, par leur immense succès public, entretenu des idées fausses.
Un travail monumental, qui se lit toutefois fort bien. Du tamis de l’analyse critique à travers lequel Jean Norton Cru fait passer ces centaines de témoignages, il ressort une vision humaine de la guerre, une multiplicité de regards à hauteur… de tranchée, qui racontent une peur démesurée, un profond mépris pour cette gigantesque immolation sur l’autel de la patrie et une vive appétence pour la paix, largement partagés.
Ernest London
Le bibliothécaire-armurier
TÉMOINS
Essai d'analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928
Jean Norton Cru
Édition établie et préfacée par Philippe Olivera
1128 pages – 23 euros
Éditions Agone – Marseille – Avril 2022
agone.org/livres/temoins
Première édition 1929
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