14 avril 2022

RAVIVER LES BRAISES DU VIVANT

Le vivant actuel n’est pas une cathédrale en flammes mais le vivant qui s’éteint. « Nous n'avons plus d’envie, plus de temps à perdre en arguties, en postures puristes, en compromis vagues, en romantisme révolutionnaire. » Le défendre, explique Baptiste Morizot qui entend nous fournir un « levier d’action écologique », pour en finir avec notre sentiment d’impuissance, c’est l’aviver : raviver les braises du vivant.
Pour illustrer ce principe, il enquête sur un « projet de protection radicale de foyers de libre évolution par l'outil juridique et économique de l'acquisition foncière » : une foret de 500 hectares achetée en 2019 par l’association Vercors Vie Sauvage, puis laissée tranquille, sans l’exploiter ou l’aménager. « Protéger quelque chose vraiment, c'est le protéger de son point de vue. C'est protéger son point de vue. » Le droit de propriété français, qui est une des causes de la crise écologique en tant que droit pour les exploitants de pressurer les milieux dans leur intérêt privé, est ainsi détourné, subverti, en devenant un droit de protection absolue, contre la pression extérieure des lobbies. Si les négociations entre différents usages d'un territoire sont importantes et pertinentes dans la plupart des contextes, elles deviennent indéfendables en cas de rapport de force inégal. Plutôt que de chercher à retrouver une supposée pureté, il s'agit de « laisser les forces spontanées de la forêt reprendre la main » : la féralité c’est « laisser s'exprimer les puissances d'un écosystème capable de se régénérer de lui-même après avoir été transformé par les humains ». Il dénonce toutes les critiques émises contre ces « sanctuarisations », en vérité idéologiques et qui renversent dominants et dominés. Il s’agit de favoriser des foyers qui déborderont de vie vers le dehors. Si des compromis devront être trouvés avec les pratiques humaines, ce n'est ni plus ni moins que « la relation inventée depuis des millions d’années, dans les corps (c'est le système immunitaire) comme dans les écosystèmes » : « faire accueil tout en résistant, c'est l'oxymore évident du vivant. »

Baptiste Morizot explore ensuite sa métaphore, « dynamique, historicisée », du vivant comme « feu qui s’éteint », « un feu germinatif », « feu vivant, un feu prodigue » qui ne demande qu'à se répandre, à se multiplier dans toutes les directions une fois levées les contraintes. « L'importation en ingénierie écologique de la métaphore de la “restauration“, issue du patrimoine fait de main humaine, révèle la mécompréhension profonde que nous avons du monde vivant et de notre rapport à lui. Dans le vivant, le cours du temps n'est pas l’entropie, et il n'y a pas de modèle à rechercher dans l'origine : le flux du devenir crée et recrée des formes, en s'organisant de lui-même. En lui nous ne pouvons rien restaurer : ce sont les dynamiques du vivant qui sont seules capables de se restaurer elles-mêmes, nous pouvons au mieux restituer les conditions minimales pour que le vivant se restaure lui-même. » Ainsi en 1988, un barrage sur la Vienne a été effacé permettant aux lamproies marines de se reproduire de nouveau après trois quarts de siècle d’absence, au point que leur effectif atteint en quelques années 100 000 individus ! Dans cette nouvelle guerre du feu, les braises du vivant doivent être protégées contre une forme économique et politique, érigée en norme et en progrès, un « extractivisme productiviste financiarisé, élargissant les logiques marchandes à tout ce qui devrait en être exclu, et incapable de toute sobriété ». Plutôt que de « protéger la nature », formule paradoxale car paternaliste et dualiste, il s'agit bien de restituer les conditions pour que le vivant se régénère, « exprime sa résilience et sa prodigalité native ». Ce ne sont pas le vivant ou la biosphère qui sont en train de disparaître, mais des milliers de formes vivantes, des pans de la diversité.

La cosmologie dualiste concernant les usages de la terre, dont nous héritons, se traduit par une opposition fondatrice entre exploiter et sanctuariser. Baptiste Morizot propose de la dépasser, de penser en dehors, en désignant un « ennemi tentaculaire commun » : « le camp de l'exploitation insoutenable ». « Toutes les formes d'exploitation modifient le milieu, mais certaines le font de manière soutenable, et parfois vivifiante pour une certaine biodiversité. » Il s'agit de déconstruire notre imaginaire nourri par le mythe de l’improvement, c'est à dire de la mise en valeur, et l’ « écopaternalisme », de rendre sa valeur au vivant : « La modernité dominante a “cheapisé“ le monde vivant en “nature“. C’est-à-dire qu'elle l’a économiquement transformé en matières consommable, de faible valeur économique, mais elle l'a aussi dévalué ontologiquement, c'est-à-dire considéré comme étant d’un ordre de réalité et d'importance secondaires, un strict moyen pour les personnes humaines, un décor inanimé, une réserve de ressources. » Le concept de valeur a été subrepticement déplacé depuis son sens ontologique jusqu'à un sens économique restreint, celui de plus-value de rendement, permettant la « dénégation de la valeur », la dévalorisation des milieux sauvages, afin de rendre nécessaire leur valorisation. « Rendre visible, ou inventer, le fait que le vivant est la matrice insubstituable de l'existence terrestre, et par là de la vie humaine, est un projet philosophique du politique, parce qu'il travaille contre la dévaluation invisibilité du monde vivant en “nature“ bon marché d'un côté, et en “nature“ victimisée de l’autre. » Il ne s'agit donc pas seulement d’un « problème idéaliste de représentation philosophique » mais surtout d'un problème d’économie politique. Aussi est-il nécessaire de fabriquer des dispositifs d’ « inversion de la dévaluation du monde vivant dont nous avons hérité », c'est-à-dire la considération, la gratitude et la recherche d'égards ajustés, par exemple en utilisant le concept de « milieu donateur » pour contourner l'opposition entre nature sauvage et nature mise au travail.
« L'agriculture de l’improvement », l'exploitation extractiviste revendiquent  le monopole du bon usage de la terre et postule l'insuffisance du milieu qu'elle exploite, la déficience des dynamiques du vivant qu'elle prétend compenser par l'usage massif d'intrants synthétiques. Cet usage est insoutenable parce qu'il fragilise les conditions de possibilité même de sa perpétuation, en tuant la vie des sols, en détruisant les populations d'insectes qui sont ses pollinisateurs. Baptiste Morizot montre comment l'agriculture paysanne, au contraire, s’attache à nourrir les humains tout en vivifiant le milieu. Il explique qu’aucun paysan ne produit de blé ou de viande mais conserve, favorise certaines propositions spontanées du vivant : « On recueille les puissances immémoriales issues de la coévolution d'une lignée avec son milieu et on les infléchit pour améliorer la diversité des récoltes, leur abondance, leur saveur, leur durabilité, de manière à nourrir une communauté. » « Par [un] coup de force métaphysique (évaluer l’agentivité du vivant dans sa genèse, surévaluer l'initiative humaine), cette tradition s'est appropriée le végétal et l'animal domestiques, en les codant comme des produits de notre action. » Cette appropriation est particulièrement limpide dans la brevetabilité du vivant, annulant le « motif immémorial de la dette envers le milieu non humain, omniprésent dans les cultures animistes qui ne croient pas à la fable selon laquelle elles produisent le maïs qu'elles cultivent ». « L'agriculture conventionnelle repose sur qu'une défiance destructrice envers son fondement même, envers toutes les forces qui la font fonctionner », tandis que l’agroécologie fait avec les dynamiques du vivant spontané. Éradiquer les bioagresseurs par l'usage massif d’intrants simplifie le milieu, tue beaucoup plus d'espèces que celles visées et les dispositifs spontanés de régulation, accentuant les pullulations de bioagresseurs. À l’inverse, accepter à faibles taux la présence de ceux-ci, faire venir activement la biodiversité générale, c'est encourager la coévolution des espèces pour limiter la toute-puissance de l’une au détriment des autres. Parce qu'ils ont du se défendre eux-mêmes contre ceux que l'agriculture intensive entend éradiquer, les fruits et les légumes non traités sont plus riches en antioxydants, molécules qui luttent dans nos organismes contre le stress oxydatif responsable du vieillissement cellulaire. « En agriculture, ce sont donc les “nuisibles“qui sont une cause de la qualité nutritive des récoltes – renversement complet du paradigme. » L’agriculture extractiviste se préoccupe essentiellement de la question productiviste du rendement et considère l’agrosystème comme « un système où circulent des quantités de matière et d’énergie convertissages spontanément en valeur monétaire ». Les agroécologies ne se moquent pas pour autant des rendements mais défendent une approche « agroéthologique diplomatique de la complexité géopolitique des relations amphibiotiques entre formes de vie ». Ainsi des scientifiques de l’INRA ont imaginé un verger multispécifique expérimental circulaire de 1,6 hectare, constitué de « zones productives » et de « zones supports à la production », sans aucun produit phytosanitaire. Les risques de pullulation des parasites sont limités par une barrière d'arbres externe qui les empêche de trouver trop facilement l’entrée, une grande variété d’espèces qui évite qu'ils s'installent en masse et une association de pommiers à d'autres fruitiers qui, par un « effet dilution », les empêche de se développer outre mesure. « Le sens de ces projets agroécologiques est de mettre l'agriculture au service de la biodiversité, et la diversité vivante au service de l’agriculture. »
L’auteur met ainsi en lumière les alliances interspécifiques. « Il n'est pas arbitraire de faire l'hypothèse que des dispositifs qui aliènent les humains sont souvent les mêmes que ceux qui aliènent les non-humains. Ce sont les activités humaines qui entendent mépriser toute cohabitation au nom d'un profit strictement économique de court terme, qui sont aussi celles qui méprisent l'émancipation des travailleurs en leur sein, comme leur accès à des formes de vie plus épanouies. »

« Les problèmes, disait Albert Einstein, ne peuvent être résolus avec les modèles de pensée qui ont conduit à eux. » Aussi, Baptiste Morizot s’est-il employé, au fil des pages, à déconstruire les mythes et concepts qui nous contraignent à réfléchir en opposition dualiste, et à nous proposer d’autres paradigmes. Car c'est d'abord une bataille culturelle qu'il faut mener, afin de pouvoir défendre un pluralisme des bons usages de la terre, contre tous les usages insoutenables.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier



RAVIVER LES BRAISES DU VIVANT
Un front commun
Baptiste Morizot
210 pages – 20 euros
Coédition Wildproject et Actes Sud – Collection « Domaine du possible » – Marseille/Arles – Septembre 2020
wildproject.org/livres/raviver-les-braises-du-vivant

www.actes-sud.fr/catalogue/raviver-les-braises-du-vivant

 

Voir aussi :

NOUS NE SOMMES PAS SEULS







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