Mot à mot, Pierre Tevanian et Jean-Charles Stevens propose une lecture critique de la sentence quasi proverbiale, énoncée pour enterrer toute discussion et justifier des politiques migratoires xénophobes : On ne peut pas accueillir toute la misère du monde. Ils traquent sophismes et contre-vérités.
ON
L’utilisation de ce pronom, « faussement indéfini », embarque son destinataire avec lui de façon abusivement inclusive, postulant un consensus. De façon exclusive, il créé une communauté qu'il distingue des autres, tout en introduisant une hiérarchie. C’est une expression xénophobe de « préférence nationale », « une union sacrée de tous les nationaux (riches et pauvres, dominant·es et dominé·es, démocrates et antidémocrates) qui est invoquée, contre une masse d’étrangers ».
NE PEUT PAS
Par un coup de force réthorique, « la responsabilité de la fermeture des frontières, du quasi-démantèlement de l’asile et des milliers de morts que ces politiques engendrent » est niée, présentée comme la réponse à une stricte nécessité. Dix pays accueillent un sixième des réfugiés du monde : la Turquie, la Colombie, le Pakistan, l’Ouganda, l’Allemagne, le Soudan, le Liban, le Bangladesh, l'Éthiopie et l’Iran. 73 % des réfugié·es sont accueillis dans un pays voisin de leur pays d’origine, et 86 % dans un pays dit « en développement », c'est-à-dire des pays majoritairement de bien moindre puissance économique. Par ailleurs l'exode provoqué par la récente guerre d'Ukraine apporte une réfutation catégorique puisque l'Union européenne a mis en place pour ces exilé·es ce qu'elle a longtemps prétendu impossible.
ACCUEILLIR
Ce verbe est couramment employé par les institutions internationales pour désigner « la simple présence d’immigrants sur un territoire donné » mais « travestit l'enjeu du débat en lançant une injection effectivement ambitieuse » : accueillir au sens d’héberger, de prendre soin. Alors qu'il s'agirait de mener une politique publique permettant a minima de laisser tranquille les gens qui arrivent, de ne pas les traquer, les enfermer, les expulser, foulant aux pieds les engagements pris par la signature de nombre de conventions internationales, l'État français « s‘évertue à illégaliser ce qu’il ne peut pas totalement empêcher ». « Il n'est donc pas faux, en ce sens strictement juridique, qu'on ne “peut“ pas accueillir ladite misère du monde : une législation xénophobe l’interdit. » Mais si cela n'était réellement pas possible, il ne serait pas nécessaire de voter des lois pour l’empêcher.
TOUTE
Pour terrifier et attiser les phobies en produisant un sentiment d’ « invasion », une totalité est évoquée. Or, seul·es 6,3% des 281 millions de déplacé·es ont migré vers un pays riche en 2020. En 2019, la France et la Belgique ont délivré une quantité de titres de séjour correspondant à 0,4 % et 0,52 % de leur population, c'est-à-dire nettement en-dessous de la moyenne européenne (0,63 %).
LA MISÈRE DU MONDE
Le mot « misère » désigne une condition, aucunement des individus, niant avec une extrême violence l'humanité des arrivant·es, les réduisant à leur pauvreté, invisibilisant leur capacité à produire des richesses. Or, ce ne sont justement pas les plus pauvres qui émigrent et la grande majorité des études scientifiques montrent que « l’immigration est davantage une aubaine qu'une charge ». « Les études menées depuis plusieurs décennies sur la relation entre immigration, taux d'emploi et niveau des salaires montre que l'immigration ne provoque pas de chômage chez les nationaux, et qu’elle tend plutôt à élever le salaire desdits nationaux qu'à faire pression à la baisse, car “les immigrés entrent dans une relation de complémentarité plutôt que de substituabilité avec les autochtones“. » Les politiques d'immigration restrictives ont pour effet « une radicale précarisation des arrivant·es ». La présence permanente de sans-papiers permet de produire une « délocalisation sur place », selon l'expression de l'anthropologue Emmanuel Terray.
Pour l’hospitalité.
Les auteurs préconisent, face à des gens qui prononcent cette phrase, de se désolidariser et de les inviter à reformuler leur propos à la première personne du singulier, de refuser toute discussion tant que les personnes désignées ne le sont pas avec précision.
Analyse particulièrement percutante qui fournit des armes argumentatives redoutables. Lutter contre la banalisation de la xénophobie est un impératif quotidien.
Ernest London
Le bibliothécaire-armurier
« ON NE PEUT PAS ACCUEILLIR TOUTE LA MISÈRE DU MONDE »
En finir avec une sentence de mort
Pierre Tevanian et Jean-Charles Stevens
80 pages – 5 euros
Éditions Anamosa – Paris – Septembre 2022
anamosa.fr/livre/on-ne-peut-pas-accueillir-toute-la-misere-du-monde/
De Pierre Tevanian :
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