15 mars 2021

LA RÉPUBLIQUE DU MÉPRIS

La classe politique française, le microcosme intellectuel et les grands médias, au travers de « débats » mal posés et d'un usage particulièrement retors de principes incontestables (le féminisme, la laïcité, le devoir de mémoire, la liberté d'expression, le droit au blasphème et à la critique des religions…) construisent un bouc émissaire : le jeune issu de l'immigration postcoloniale et de culture musulmane. Pierre Tevanian, professeur de philosophie et coanimateur du collectif « Les mots sont importants » (lmsi.net/), raconte comment ces principe sont devenus les « métaphores d'un racisme qui ne dit pas son nom ». « À ceux, encore nombreux, qui se scandalisent de voir accolés ces termes à leurs yeux antinomiques que sont la République et le mépris ou le racisme, on ne peut qu’opposer les faits. La compatibilité entre le racisme et la République n'a pas à être démontrée : Elle est constatable empiriquement. »
Car ce sont bien des républicains qui ont géré et célébré pendant plus d'un siècle l'oppression coloniale, qui ont instauré la double peine et des lois de « préférence nationale » dans l'accès à sept millions d'emplois, qui ont multiplié les réformes démantelant le droit d'asile et le droit à l'entrée et au séjour des étrangers, qui maintiennent le statu quo inégalitaire des hiérarchies racistes construites au temps de la colonisation. « Parler de racisme républicain, c'est donc prendre acte d'une réalité. C'est accepter de simplement regarder notre république en face, telle qu’elle est et non telle qu’elle se rêve et s’autocélèbre. »
Pierre Tevanian réfute un à un les arguments d’assez mauvaise foi qu’utilisent ceux qui contestent le terme de « racisme républicain » et montre comment celui-ci se diffuse à la façon d’une « culture commune » incarnée par un vocabulaire (insécurité, incivilité, laïcité, islamisme, repentance, victimisation, etc) , des postures, des croyances et des habitudes communes. Il procède par allusions, euphémismes, métonymies, « emprunte des détours plus qu’il ne hait », prenant la forme d’un discours qui simule la raison en « opposant de manière manichéenne des entités vagues », structurant « un monde binaire d’une reposante simplicité » : l’ « ordre » contre l’ « insécurité », le féminisme contre les « tournantes » ou le « voile, symbole d’oppression », l’ « islam modéré » contre l’ « islam radical », etc. Il s’agit de défendre avant tout « un certain ordre social et symbolique, dans lequel certaines populations sont infériorisées et assignées à des places dominées ».

La démonstration s’articule ensuite autour de cinq axes « métaphoriques » (sécurité, féminisme, laïcité, mémoire et liberté d’expression) pour lesquels Pierre Tevanian décrypte et analyse méthodiquement les discours. Le découpage en chapitres pourtant très structuré n’en propose que quatre, présentant le sexisme comme un cas particulier de violence, il nous a paru plus convainquant, dans un soucis de restitution claire, d’isoler ce second thème.

Les politiques sécuritaires se présentent comme une mission régalienne et incontestable de l'État : assurer la protection des biens et des personnes. Cependant elles aggravent, tout comme les discours qui les portent, l'insécurité de nombreux citoyens en semant haine, mépris et méfiance entre différents groupes sociaux. Elles entretiennent un « sentiment d’insécurité » proche de la psychose au lieu de régler des problèmes qui relève souvent du bon voisinage. Elles enferment les jeunes aux comportements déviants ou vindicatifs dans des « carrières délinquantes sans issue », des identités de « macho congénital ». Elles culpabilisent les chômeurs et les précaires en diffusant une idéologie de la « responsabilité individuelle », ignorant le principal vecteur d'insécurité tant objectif que subjectif : la précarité sociale. Elles combattent une certaine part de violence bien localisée, laissant perdurer la violence exercée par les dominants (harcèlement moral au travail, discrimination à l'embauche et au logement, abus policiers, précarité) ainsi que la délinquance financière. « Les politiques sécuritaires construisent en somme des “classes dangereuses“, sur lesquelles elles concentrent l'essentiel de l'attention et de l'action policière et judiciaire – et c'est en cela qu'on peut parler de “racisme“ », puisque « les différentes cibles sont construites par essentialisation (“ils sont tous pareils“), différenciation (“ils ne sont pas comme nous“), production d'un “type“ ( “le délinquant étranger“, “la prostituée“, “le Roumain“, “le SDF“, “le toxicomane“), infériorisation ( “nous“valons indiscutablement, fondamentalement, définitivement mieux qu’“eux“), production d'une peur (xénophobie, négrophobie, islamophobie, mais aussi “romanophobie“, “putophobie“ou peur du SDF) et enfin articulation de ses différentes opérations à des pratiques violentes qu'elles viennent légitimer (exploitation, répression, enfermement, exclusion, relégation, voir déportation). »

« Le sexisme c'est les autres. » Comme pour les discours sur la violence en général, une série d’omission ou d'occultation rend mensongers ceux sur la violence sexiste. « L'égalité hommes-femmes est présentée comme un principe constitutif de « notre identité », qui serait à ce point entrée dans « nos mœurs » qu'aucune politique publique généraliste n’aurait à être menée, et que seules des « traditions archaïques » ou des « mouvements extrémistes » importés de l'étranger viendraient la menacer. » Pierre Tevanian accuse l’association « Ni putes ni soumises », lancée en 2003 par le Parti socialiste, de servir à légitimer le racisme de la classe dirigeante, en lui fournissant une « caution du terrain », par le message qu’elle a fait passer dans l’opinion publique, d’une France coupée en deux, avec ces centres-ville  laïcs, républicains, modernes, égalitaires, émancipés, bénéficiant des acquis du combat féministe, et les « quartiers » soumis à la « loi des cités ». « Et ce n'est finalement rien d'autres qu'un bouc émissaire qui est construit : un groupe social porte sur lui la totalité des fautes de la collectivité, Et permet ainsi à cette collectivité de préserver sa cohésion… et ces douces illusions narcissiques. »
Il rapporte des enquêtes démontrant que les violences faites aux femmes ne sont pas un monopole de la banlieue, et montre comment la société française est monopolisée par des mâles blancs, riches et hétérosexuels. Le respect de la femme et le principe d'égalité ne font pas partie de « nos valeurs républicaines »
En soutenant la loi interdisant le voile à l’école en octobre 2003, Ni putes ni soumises lui a apporté une légitimité inespérée. Comme tout vêtement, le voile peut changer de signification suivant les contextes et les motivations pour lesquels il est porté. Le string, la minijupe et le rouge à lèvres peuvent également être considérés comme des marqueurs sexués n’existant que pour le désir masculin, mais ils peuvent aussi être re-signifiés par des femmes qui choisissent de les porter. Comme personne n'a proposé d’exclure les fashion victims, le zèle répressif contre le foulard dit « islamique » est bel et bien raciste.

La laïcité bien comprise implique un traitement égalitaire de tous les citoyens, quelque soit leur conviction religieuse ou idéologique. Elle est cependant mobilisée dans le débat public dans un discours qui dérivent systématiquement vers une opposition binaire entre l’islam et laïcité, Laquelle ne sert au bout du compte qu'à signifier, métaphoriquement, le rejet de l'islam et des musulmans. Entre 2003 et 2004, notamment avec « la bataille du voile », une véritable révolution conservatrice s'est joué donnant à la laïcité un contenu idéologique et une forme juridique contraire à tout ce qui la fondait, contribuant à la diffusion massive d’un « racisme respectable » : l’islamophobie. Alors qu'il n'était porté que par 1000 à 2000 écolières, le foulard a été stigmatisé comme une atteinte à la laïcité, marquant une véritable rupture dans la tradition politique et juridique en la matière, en imposant pour la première fois la « neutralité » aux usagers et non plus seulement aux agents du service public d’éducation, passant d'une logique laïque à une conception religieuse de la laïcité, d'une logique libertaire, démocratique et égalitaire à une logique sécuritaire, liberticide, identitaire et raciste. « Un espace public dans lequel les individus seraient tenus de “rester neutres“ correspond même à ce qu’on a coutume d'appeler un espace totalitaire. » Cette partie, qui explique comment cette école laïque, en excluant et discriminant aujourd’hui, devient contraire à la conception de ses fondateurs, est particulièrement intéressante.

Le discours dominant sur la mémoire n'assume pas sa dimension raciste. Dans une grande inégalité de traitement des différentes communautés, l’injonction à l'oubli des offenses subies ne concerne que le passé colonial et esclavagiste, tandis que le « devoir de mémoire » est reconnu aux juifs et aux Arméniens. La question de l'héritage colonial et de la transmission des mécanismes discriminatoires est caricaturée, occultée au nom de la non-hérédité de la culpabilité. Or, le racisme postcolonial n'est pas une simple survivance du passé mais une production permanente et systémique dans notre société de sous-citoyens, appréhendés au travers de l'imaginaire colonial, légitimant leur relégation économique, sociale et politique. Ainsi l'injonction à l'intégration assigne ses destinataires à une « différence culturelle » irréductible et à une perpétuelle position d'extériorité par rapport à la « communauté nationale ».

De la même façon la liberté d'expression est instrumentalisée, défendue pour un dessin raciste véhiculant l’équation « islam = terrorisme », ou lorsqu’un intellectuel, comme Robert Redeker, reçoit des menaces de mort après avoir écrit que « tous les musulmans » étaient des arriérés structurés par « la haine et la violence ». Elle est par contre condamnée lorsqu'il s'agit d’ « outrage à l’hymne nationale et au drapeau » par exemple.

En conclusion, Pierre Tevanian rappelle que « le racisme ne prend pas nécessairement la forme de la haine à l'égard de sa cible » mais qu’il suffit qu’une partie de la population soit racisée, c'est-à-dire essentialisée, et qu'elle subisse une inégalité de traitement en toute « bienveillance ». Dans notre société, la double peine est une « structure mentale ». Son propos est beaucoup moins « daté » que ne le laisse entendre le sous-titre. Au contraire, ses analyses méritent toute notre attention.


Ernest London
Le bibliothécaire-armurier


LA RÉPUBLIQUE DU MÉPRIS
Les métamorphoses du racisme dans la France des années Sarkozy
Pierre Tevanian
128 pages – 10 euros
Éditions La Découverte – Paris – Septembre 2007
www.editionsladecouverte.fr/la_republique_du_mepris-9782707152817


Pierre Tevanian est co-animateur du site Les mots sont importants.
lmsi.net/


Du même auteur : 

POLITIQUES DE LA MÉMOIRE

« ON NE PEUT PAS ACCUEILLIR TOUTE LA MISÈRE DU MONDE »

 



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