18 décembre 2022

LA SEMAINE DE MAI

« Il y a eu, en mai 1871, dans Paris, un massacre qui, pour le nombre de ses victimes, pour le hasard de ses coups, pour l'horreur de ses épisodes n'est comparable à rien de ce que la ville a vu depuis la Saint-Barthélemy. La page où ce massacre sera écrit dans l'histoire est encore blanche. » Dans le cadre d’une campagne pour l’amnistie des Communards, le journaliste Camille Pelletan, républicain mais qui n’a jamais été favorable à la Commune, a enquêté sur les crimes commis lors de la répression. Sur la base de souvenirs de témoins et d’articles parus essentiellement dans la presse conservatrice, il dresse, neuf ans après les faits, un tableau saisissant de cette sanglante semaine, « sans passion, et avec des documents certains ». Jamais réédité depuis le XIXe siècle, cet ouvrage témoigne de la violence aveugle et sommaire dont ont été victimes plusieurs dizaines de milliers de Parisiens, sans distinction. « On a tort de croire que le massacre n'a été qu'une répression féroce contre les “fédérés“ : il s'est trouvé, en fait, dirigé contre Paris entier, et non pas contre le seul parti de la commune. »
Il commence par démontrer que cette hécatombe ne fut pas causée par l’« entraînement au combat » mais par des ordres donnés régulièrement, ni par la colère provoquée par les incendies, puisqu’elle commença bien avant. Les généraux bonapartistes entendaient prendre leur revanche du siège et de la chute de l’Empire. L’armée, qui avait fraternisé avec le peuple le 18 mars, avait soigneusement été dressée, depuis le début d’avril, à être implacable, sur instruction du gouvernement de Thiers et par les passions versaillaises. « On avait chargé les fusils avec des légendes féroces. Combien de fois n'avons nous pas entendu des hommes qui avaient pris part au massacre, déplorer qu'on les eût trompés pour les rendre impitoyables ! » « Les hommes qui avait écrasé Paris soulevé, appartenaient à la règle austère qui fait du soldat une arme vivante dans la main du pouvoir légal. »
Le dimanche 21 mai, lorsque l’armée entra par surprise au rempart du Point-du-Jour, les combats ressemblaient à une poursuite. Les premiers reporters versaillais qui suivaient virent « des morts qui n'étaient assurément pas tombés dans la lutte peu sérieuse des premières heures » : « Les rues d’Auteuil et de Passy sont jonchées de cadavres fédérés. » rapporte Le Soir. On fusilla 300 personnes réfugiées dans La Madeleine. On exécuta dans la cour de la mairie du IXe arrondissement, au lycée Chaptal. Des centres de concentration des prisonniers furent installés au parc Monceau et à l'École militaire. Ainsi, dès le premier jour, des abattoirs fonctionnaient par ordre supérieur. Lors de la prise de Montmartre, Camille Pelletan recense des tueries rue des Abbesses, rue Lepic, place de la Mairie, au Moulin-de-la-Galette, au Château-Rouge, rue des Carrières, etc. Dans la cour du n°6 de la rue des Rosiers, où tombèrent les généraux Clément Thomas et Lecomte le 18 mars, on contraint les prisonniers à se prosterner.
Les premiers incendies sont allumées le mardi 23 au soir. Les premiers otages sont exécutés dans la nuit du 24 au 25. Dès lors, le massacre devint trop vaste pour être raconté quartier par quartier. L’ambulance installé à Saint-Sulpice est décimée : blessés comme soignants.
La terreur régnait. Le correspondant du Times rapporta : « Le parti de l’ordre, dont la couardise fut la principale cause de la guerre, se distingue maintenant par sa férocité, fouillant partout les maisons pour trouver des insurgés, fusillant beaucoup de ceux qu’il trouve. » Du 22 mai au 13 juin, la Préfecture a reçu 379 828 dénonciations.
Camille Pelletan confirme l’avis du pourtant très partial Maxime Ducamp qui traite la croyance aux pétroleurs de « légendes absolument fausse ». Bien qu’il soit impossible d’incendier un bâtiment avec une bouteille de pétrole, des milliers de passants furent fusillés, essentiellement des femmes, pour un geste suspect ou simplement un soupçon. Des centaines de pompiers le furent également, victime d’une semblable rumeur, coupables d’avoir refusé d’abandonner Paris, d’avoir désobéi au gouvernement pour continuer à remplir leur mission. Indistinctement, ceux qui portaient un pantalon de garde national (conservés par beaucoup depuis le premier siège), des godillots (soupçon de désertion), les mains noires (supposément de poudre), une marque à l’épaule droite qui pourrait provenir de la crosse d’un fusil, étaient immédiatement arrêtés et fusillés. De même pour celles et ceux qui offraient à boire aux soldats exténués par la marche et le soleil de mai, dont le moindre malaise passait pour preuve d’une tentative d’empoisonnement. Il rapporte le cas de nombre de personnalités, exécutées plusieurs fois, des dénonciations de passants sur une vague ressemblance suffisant à les condamner : « L'exécution de Millière montre comment on faisait un procès politique sous la Commune. Les chassepots instruisaient l’affaire, jugeaient l’accusé, exécutaient la sentence. La charge du fusil constituait toute la procédure. » Les journaux ont rapporté la mort de la plupart des membres de la Commune en moyenne une demi-douzaine de fois (différentes), même pour ceux qui purent s’échapper.
L’auteur décrit le fonctionnement des « abattoirs » avec leur semblant de tribunal rapidement installé, les interrogatoires rapidement menés par un officier, les jugements (le plus souvent sur la mine) rapidement exécutés : au Collège de France, dans les mairies, notamment celle du Panthéon au Parc Monceau, à l’École militaire, au Champ de Mars… on fusilla parfois jusqu’en juin. Il s’attarde aussi sur les « cours prévôtales » du Luxembourg et du Châtelet, sur l’abattoir de la caserne Lobau. Les témoignages abondent. Il tente aussi quelques estimations. Officiellement 40 000 prisonniers furent conduit à Satory (dont 30 000 ont bénéficié d’un non-lieu) : « Ce n’étaient plus des fédérés, c’étaient des Parisiens, des Parisiennes qu’on arrêtait au hasard. » La foule, sur leur passage, se montra, dans certains quartiers et à Versailles, particulièrement féroce : coups, insultes, crachats. Des passants se retrouvèrent emportés par les cortèges pour s’en être trop approchés, et n’en revinrent pas. Versailles, ses prisons, la prise des derniers quartiers de Paris, l’extermination de Belleville sont également racontées. La presse « encourageait les massacreurs, elle dénonçait les victimes ». Ce fut « une émulation d’inventions absurdes des reporters qui veulent se signaler ». Francisque Sarcey défendait une véritable « philosophie de la boucherie » qu’il nommait « droit de punir ». Dumas fils insultait : « De quel accouplement fabuleux d’une limace et d’un paon, de quelles antithèses génésiaques, de quel suintement sébacé peut avoir été générée, par exemple, cette chose qu’on appelle M. Gustave Courbet ? Sous quelle cloche, à l’aide de quel fumier, par suite de quelle mixture de vin, de bière, de mucus corrosif et d’oedème flatulent a pu pousser cette courge sonore et poilue, ce ventre esthétique, incarnation du moi imbécile et impuissant. »
Après cette rigoureuse enquête, Camille Pelletan prononce son réquisitoire, sans appel : « La répression de mai est absolument illégale. Personne, dans un pays civilisé, pas même les agents du gouvernement régulier, n’a le droit de s’improviser juge de la vie de ses semblables ni de tuer sans jugement. L’acte de mettre consciencieusement et intentionnellement un homme à mort, hors du combat, hors du cas de légitime défense, et sans condamnation à mort régulière, constitue toujours ce que le Code pénal appelle meurtre. » Se lançant dans un long décompte des morts, sur la base des témoignages recueillis, il « défie qu’on arrive au-dessous de 30 000 », signale qu’en juillet 1871, 90 000 électeurs avaient disparus, morts, prisonniers ou en fuite, rappelle qu’en deux ans la Terreur fit au plus 12 000 victimes sur toute la France, et plaide pour l’amnistie.

Révoltant et édifiant. Un document essentiel (et parfaitement lisible) que les éditions Libertalia ont rendu de nouveau disponible. Qu’elles en soient remerciées !

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier


LA SEMAINE DE MAI
Camille Pelletan
Présentation par Michèle Audin
580 pages – 18 euros
Éditions Libertalia – Montreuil – Juin 2022
editionslibertalia.com/catalogue/hors-collection/pelletan-la-semaine-de-mai
Paru initialement en feuilleton, du 15 février au 22 avril 1880 du quotidien La Justice.



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