Omniprésents dans nos sociétés, les chiffres révèlent davantage nos besoins de disposer de conventions pour nous entendre et faire des choix, qu’une vérité sur le monde. Sociologue et statisticien, Olivier Martin, prenant appui sur les travaux classiques en sociologie de la quantification, élargit ses études en dehors des seules statistiques socio-économiques à toutes formes de « mise en chiffre ». Il montre les dimensions sociales et politiques des chiffres, en lien avec l’exercice du pouvoir et par-delà l’autorité que leur confère leur apparente naturalité, afin de nous permettre de les discuter et de retrouver la liberté de les redéfinir.
« Les chiffres ont l’apparence de données neutres et objectives qui s’imposeraient à nous, transmettant une vérité authentique, à l’abri des subjectivités et des arbitraires. » Les experts devraient les recueillir et en déduire des lois incontestables, les politiques en tirer des conséquences pour gouverner et les individus se soumettre à ces décisions sans discuter. Ayant montré son efficacité à décrire des phénomènes et à développer des technologies, la mesure est désormais considérée comme le seul moyen d’accéder à la connaissance et à la vérité.
Pendant longtemps les quantifications ont été avant tout des conventions sociales permettant de trouver des accords, de coordonner les activités humaines. Politiques aussi, lorsque les recensements favorisaient les décisions fiscales par exemple. Pourtant, pendant des siècles, les unités différaient d’une période ou d’une localité à l’autre, et ce sans aucune difficulté pratique tant que clients et marchands parvenaient à un accord. Loin d’être naturelles, elles s’imposent plutôt par « leur capacité à régler les transactions ». L’uniformisation ne se fit d’ailleurs pas sans contrariétés. « Être arpenteur n’était pas être géomètre » mais avoir l’autorité pour que soient acceptées ses décisions. De la même façon, l’usage d’heures inégales (division des périodes diurne et nocturne en 12 tranches chacune, de durées variables dans l’année) a perduré longtemps après l’introduction des horloges.
À partir du 18e et surtout du 19e siècles, l'usage des chiffres s'est considérablement développé avec l’essor des statistiques, contemporain du développement des monarchies administratives puis du renforcement des administrations d’État. La notion et les chiffres du chômage sont un exemple marquant de la façon dont les statistiques « participe activement à la construction des représentations des sociétés » par l'invention de nouvelles catégories de perception et d'action : « La connaissance produite par les statistiques concerne une société elle-même fabriquée par cet acte de mise en statistiques. » « Les chiffres statistiques et leurs conventions sous-jacentes forgent la “réalité“ en nous fournissant des moyens pour l’appréhender, pour articuler nos représentations, et finalement pour agir sur elle. Il participe à la construction de la “langue“et du “récit“, dont toute société a besoin pour pouvoir relier ses diverses composantes, pour articuler ses acteurs et ses institutions, pour permettre à chacun de s’orienter et d’agir. »
Olivier Martin évoque également les chiffres évaluatifs et comparatifs, qui stimulent la compétition et sont destinés à faire naître des réactions de la part de ceux qui sont chiffrés. Depuis la fin du XXe siècle, ils se sont rapidement développés avec la multiplication des interfaces, jusqu'aux likes sur les réseaux sociaux, sans réelles définitions des grandeurs mesurées, donnant naissance à des stratégies d’évitement, car selon l'économiste Charles Goodhart : « quand la mesure devient l’objectif, elle cesse d'être une bonne mesure ».
Toute quantification repose sur une convention, un dispositif technique cognitif et matériel, et un pouvoir. Si le chiffre est « un levier pour exercer son pouvoir », il peut aussi devenir « un instrument pour mettre en cause un pouvoir ».
Olivier Martin rappelle ensuite comment « les chiffres réifient les grandeurs quantifiées en les transformant en catégorie de pensée (toute faite) », participant ainsi à la « dévalorisation des autres représentations et rapports au monde, plus qualitatifs, moins uniformisés, offrant moins de possibilités de comparaison systématique ». Il prévient qu’« il ne faut surtout pas réduire la question du chiffrage à des aspects techniques, qui trouveraient des réponses dans de la seule bouche des statisticiens, ingénieurs, techniciens spécialisés ou cabinet de conseil. C'est une question qui est aussi savante et politique. » Parce qu'ils peuvent aussi servir au dévoilement et à la critique, concourir à une meilleure prise de conscience d'une situation ou d’un problème occultés, ils peuvent « constituer des outils d'émancipation et de contestation ».
En quelques pages bien senties, Olivier Martin montre en quoi les chiffres sont des objets politiques et comment on peut se libérer de leur emprise en le reconnaissant, en retrouvant la possibilité de les discuter et en les utilisant comme tel.
Ernest London
Le bibliothécaire-armurier
CHIFFRE
Olivier Martin
96 pages – 9 euros
Éditions Anamosa – Collection « Le mot est faible » – Paris – Janvier 2023
anamosa.fr/livre/chiffre/
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