22 janvier 2023

L’EXPÉRIENCE GIONO

« L'écrivain est un être solitaire, agençant ses pensées dans le silence de sa tête, récurant le moindre recoin de son être pour en recueillir bouts d'histoires et dialogues de fantômes. Il peut parfois se transformer en conteur, directement confronté à ses lecteurs. Il peut aussi, c'est encore plus rare, incarner des aspirations diffuses de l'époque et leur donner force et ossature par le pouvoir de ses mots et de ses histoires. Giono, dans le mitan des années 1930, joignit les trois rôles et à travers l'expérience du Contadour, sembla un instant se métamorphoser en pythie du chant du monde. C'est de cet enchantement que nous parlerons ici. » Jean-Luc Sahagian relate son long séjour dans les Cévennes au cours duquel il tomba sur Que ma joie demeure !, un soir d’hiver, qui l’incita à découvrir l’oeuvre de Giono des années 1920 et 1930. Il ne devait jamais s’en remettre.

Bénévole dans la bibliothèque libertaire d’un village, alors libéré de nombre de certitudes, « dépouill[é] de tout un tas d’encombrements », il est prêt à percevoir « ce monde où tout s’interpénètre “comme dans une grosse grenade“ », à entendre « le chant du monde ». « Dans quelques uns de ses livres, ceux d’avant la guerre (la deuxième), cet homme a laissé d'une manière incroyablement généreuse les rêves des anciennes communautés le déborder, le soustraire pendant un temps à son époque. Dans Que ma joie demeure, écrit en 1934, Giono tente d'imaginer une communauté paysanne, isolée sur un plateau de Haute-Provence, mettant en pratique les rêveries des mythes agrestes, ces visions d'un monde où l'homme vit au sein de la nature, en amitié avec les animaux, et où la joie se partage par des gestes communs et une poésie qui naît de l'accord avec le cosmos. » « Dans ses romans, Giono ne parle pas de la nature, c'est la nature qui parle à travers lui, une nature transfigurée qui passe par les veines, le sang et le grand cœur de l’écrivain. »
Textes à l’appui, Jean-Luc Sahagian présente la conception de Giono d’une « civilisation paysanne », précapitaliste, opposée à la civilisation industrielle, incarnée à cette époque par le fascisme et le communisme soviétique. Ses critiques sont accompagnées d’espérance. De 1936 à 1938, il croit même à l’imminence d'une révolte des paysans, d’une « guerre Terre contre Usine ».  Il défend « la mesure », invite à « réduire l’exploitation des terres à ce que l’homme peut cultiver dans le cycle immuable des quatre saisons sans dépenser un sou, sans l’aide d’aucun étranger à sa famille, sans se fatiguer, à son aise entière ». Il est allé sur les traces du romancier, à Manosque, où il a pieusement consulté les Cahiers du Contadour au Centre Giono et exploré le territoire.
De la même façon, il présente et illustre, citations à l’appui, l’insoumission et le pacifisme de Giono qui n’a jamais pardonné d’avoir été entraîné, comme tous ceux de sa génération, dans la Première Guerre mondiale. Il revient également longuement sur l’expérience communautaire du Contadour, tentative de « mise en place de l’utopie », entre 1935 et 1939, qui finira par se heurter « au malheur en marche ». Le reniement de toute cette période et  d’une parti de son oeuvre, est bien entendu abordé, à travers les Entretiens accordés à Jean et Taos Amrouche en 1952.

Jean-Luc Sahagian livre avec cette exploration-arpentage croisée de son expérience de lecteur et de quelques ouvrages qui l’ont profondément marqué, un témoignage sensible, entre hommage et reconnaissance de dette, qui invite à (re)découvrir la partie la plus inspirante de l’oeuvre de Giono. Il montre le pouvoir de l’imagination et de la littérature, et comment celle-ci parvient à échapper à son créateur, à déjouer ses intentions ou ses reniements, à tracer le chemin de l’utopie. Il confie en effet que « pour nous qui ne nous satisfaisant pas du monde tel qu'il est, les histoires des grands conteurs, qu'il s'appelle Homère ou Giono, sont des nourritures indispensables. Et tant pis s'ils nous trompent parfois, s'ils nous entraînent dans des impasses, s'ils nous attendent au coin du bois. Ils donnent. Et c'est beaucoup, dans un monde où tout se paye, même les marchandises les plus frelatées. Ils enchantent aussi et ces enchantements sont comme des armes pour résister à la fascination noire pour le malheur. »

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier


L’EXPÉRIENCE GIONO
Jean-Luc Sahagian
196 pages – 17 euros
Éditions La Bibliothèque – Collection « Les portraits » – Paris – Janvier 2023
www.editionslabibliotheque.fr/product-page/l-exp%C3%A9rience-giono




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