20 février 2023

DÉCOLONIAL

En prétendant défendre l’unité, le mot « décolonial », apparu depuis quelques années dans le débat public, divise. Stéphane Dufoix, professeur de sociologie, revient sur un mouvement intellectuel, apparu dans les années 1990 et composé d’universitaires latino-américains exerçant aux États-Unis, qui s’attache à explorer des approches épistémiques contre-hégémoniques à l’échelle mondiale, et sur les logiques de résistance politique qui s’exercent à leur égard, en France particulièrement, sous prétexte de défendre le « modèle républicain ». Il propose un engagement académique , réflexif et situé, attentif aux travers de l’ethnocentrisme, et une autre forme d’universalité, pour en finir avec « l’universalisme occidental », qu’il nomme « pluriversalisme ».
Il souligne que les mots ne signifient pas la même chose selon les espaces dans lesquels ils circulent : outre « décolonial », d’autres concepts des sciences sociales (genre, intersectionnalité, race) sont caricaturés péjorativement dans des offensives politiques et médiatiques (décolonialisme, wokisme, indigénisme, islamo-gauchisme). Ainsi, woke, qui signifie « éveiller », est utilisé, notamment depuis le mouvement Black Lives Matter depuis 2013, à propos d’ « une personne consciente des injustices et des discriminations notamment sexistes et racistes », mais désigne aussi depuis deux ans, de façon péjorative « tout ce qui peut être considéré comme une atteinte à l’indivisibilité républicaine ». Des universitaires, proches de certains journaux, se présentent comme des lanceurs d’alerte et impose médiatiquement leur vocabulaire qui n’est ni plus ni moins qu’une prise de position mais qui, répété, devient un phénomène. Ainsi, le mot décolonial multiplie sa présence aussi bien comme « attaque contre la persistance de discriminations systémiques », que comme « offensive de type républicaniste contre le développement d’idées jugées néfastes pour la France », sans pour autant se fixer dans un sens spécifique. C’est essentiellement son utilisation par ses adversaires qui l’impose dans les médias, entre 2018 et 2021, selon une véritable « offensive politico-intellectuelle ». Les études sur le genre, la race et l’ethnicité sont critiquées comme provenant de « mouvances » détournant des combats pour l’émancipation, au profit d’objectifs qui attaqueraient l’universalisme républicain et la démocratie. Elles ne seraient qu’une « bouillie réthorique » sans aucune réalité scientifique, imprégnée de thèses venues des universités américaines et qui gangrènerait une partie des sciences sociales françaises en les rapprochant de… l’islamisme radical. Emmanuel Macron, soucieux de maitriser les mobilisations autour des responsabilités policières, après la mort de George Floyd en mai 2020, accusait le monde universitaire d’avoir « encouragé l’ethnicisation de la question sociale » et de contribuer à « casser la république en deux ». Un colloque est organisé à la Sorbonne, en janvier 2022, pour tenter de convertir cette offensive en prise de position universitaire.
Stéphane Dufoix revient sur les premières réunions du groupe Modernité/Colonialité et 1996, puis sa fondation effective à Caracas en 1998, qui mit en relation des auteurs d’origine latino-américaine, soucieux de prendre en compte les populations pauvres dans l’écriture d’une histoire qui ne soit ni coloniale ni nationaliste. Le sociologue péruvien Aníbal Quijano forge alors la notion de « colonialisme du pouvoir » pour désigner « la face caché de la modernité » mise en place à partir du XVIe siècle, la création et la persistance d’une « matrice hiérarchique raciale, sexuelle, économique et épistémique », résultant à l’occultation, malgré la décolonisation, des non-Occidentaux. En France, le discours néo-républicain est apparu en 1989, avec la couverture médiatique de la fatwa lancée contre l’auteur des Versets sataniques, moment de naissance de la « communauté musulmane », et l’organisation du bicentenaire de la Révolution française, occasion d’une critique de l’idéologie multiculturalisme, du communautarisme américain, antithèse du supposé universalisme français. L’affaire du voile conjuguait le thème des valeurs républicaines, dont la laïcité, avec celui de l’Islam. L’antiracisme est alors accusé d’importer les idées de race et de communauté : le pluralisme et la diversité ennemis de l’identité nationale !
L’auteur dégage ensuite quelques directions pour orienter les sciences sociales mondiales vers un récit plus divers et plus ouvert, en faisant prendre conscience des silences et produisant une « sociologie des absences ».

Dans la bataille culturelle en cours, qui voit l’offensive des opposants au « décolonialisme » gagner du terrain, il était nécessaire redonner aux mots leurs sens. Stéphane Dufoix disperse le brouillard de la confusion et permet de comprendre les termes d’un débat tronqué.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier


DÉCOLONIAL
Stéphane Dufoix
96 pages – 9 euros
Éditions Anamosa – Collection « Le mot est faible » – Paris – Janvier 2023
anamosa.fr/livre/decolonial/



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