25 juin 2023

ENTRETIEN AVEC JEAN MORISOT, DES ÉDITIONS LA FABRIQUE

En 1998, Éric Hazan fondait, avec quelques ami·es les éditions La Fabrique. Jean Morisot, qui prend progressivement sa succession, avec Stella Magliani-Belkacem, a accepté d’évoquer, pour le numéro de juin 2023 d'Alternative libertaire, ces 25 années, les 225 livres parus et « la répression qui vient ».

Ernest London : Même si nous chroniquons très régulièrement vos ouvrages dans nos colonnes, pouvez-vous en quelques lignes, nous présenter la ligne éditoriale de votre catalogue  ?

Jean Morisot : On publie à raison d’une douzaine de titres par an des essais de sciences humaines, d’histoire, de philosophie, dont quelques traductions et rééditions, qui ont en commun de mettre les enjeux politiques au premier plan. Avec les années le catalogue s’est structuré autour de sujets qui nous sont chers (la Palestine, l’histoire des révolutions, Paris, l’antiracisme, la psychanalyse, le féminisme, les luttes décoloniales, etc.), d’autrices et d’auteurs fidèles qui nous confient leurs manuscrits et, plus généralement, élargissent notre champ de vision éditorial.

On constate d’ailleurs que ce catalogue a acquis une forme d’autonomie : certains livres ouvrent des pistes, des débats, préparent des livres futurs, d’autres en ferment car ils ont, à nos yeux en tout cas, fait le tour d’un sujet.

À « engagé » ou « militant », on préfère souvent l’épithète « subversif », s’il en faut un, pour qualifier notre position dans le secteur. Disons plus franchement qu’on essaye de faire des livres qui visent au cœur l’ordre établi et parlent à la gauche de la gauche, dans toutes ses composantes et traditions, en tentant parfois d’y faire bouger les lignes.

Ernest London : Le 17 avril dernier, le responsable des droits de la maison d’édition a été arrêté et longuement interrogé par la police britannique. Certains titres avaient-ils déjà fait l’objet de menaces, de censure, de débats houleux au moment de leur parution  ?

Jean Morisot : Des débats houleux oui  ! c’est même parfois le but. Pour ne prendre qu’un exemple assez récent, le livre d’Houria Bouteldja, Les Blancs, les Juifs et nous, a fait l’objet à sa sortie en 2016 de critiques particulièrement malhonnêtes et malintentionnées par des gens, y compris dans notre camp, qui ne l’avaient même pas lu. Il se trouve que le deuxième livre d’Houria qui vient de paraître en 2023, Beaufs et barbares, est un beau succès qui suscite beaucoup de rencontres et discussions en librairie et ailleurs. Preuve que par-delà certains désaccords, les choses ont évolué et que les idées qu’elle défend sont prises au sérieux. 

La censure est d’abord économique : des projets ne voient jamais le jour car ils sont jugés non rentables ou déplaisent au propriétaire. C’est pourquoi l’indépendance (des éditeurs, des libraires, des distributeurs-diffuseurs, des médias) est indispensable à la diversité et à la production critique. L’équilibre financier est une préoccupation quotidienne pour ces structures qui doivent aussi pouvoir rémunérer le travail correctement. Quant aux menaces, aux coups de pression, ils sont rares mais en quelque sorte latents, surgissant parfois quand on ne les attend pas – on vient d’en faire l’expérience.

Tout le monde se souvient de l’affaire Tarnac au cours de laquelle le livre L’Insurrection qui vient avait été versé au dossier d’instruction. C’était sans précédent mais le grossier montage policier s’est effondré sur lui-même et l’affaire s’est conclue par une relaxe collective (après quand même des années de procédures épuisantes pour les prévenu·es).

La criminalisation de la campagne BDS contre l’État d’Israël, à laquelle nous avons consacré deux livres (Boycott, désinvestissement, sanctions en 2010 et Un boycott légitime en 2016), est un autre exemple. Les livres ne sont pas inquiétés en tant que tels, mais celles et ceux qui mènent cette campagne contre la politique d’apartheid israélienne sont calomnié·es et trainé·es devant les tribunaux.

Ernest London : Que peut-on soupçonner derrière cette arrestation ?

Jean Morisot : Que le commerce du livre, et la circulation des idées, sont des activités surveillées qui ont toujours préoccupé les pouvoirs, d’autant plus quand ceux-ci sont aux abois. On voit bien l’état de panique dans lequel le gouvernement se trouve actuellement, qui renforce la tendance à la radicalisation autoritaire des institutions. Cet épisode, parmi tant d’autres, s’inscrit dans ce contexte de crise de légitimité du régime.

Ernest London : Pourquoi le pouvoir, selon vous, prend-il le risque de s’en prendre aussi ouvertement aujourd’hui à la liberté d’expression, sujet particulièrement sensible en France ?

Jean Morisot : La liberté d’expression est souvent brandie par des gens, principalement des hommes blancs bourgeois, qui disposent d’espaces de parole nombreux, pour continuer de pouvoir y déverser leur salmigondis réactionnaire. La macronie s’y vautre aussi régulièrement, mais clairement, on peut dire que défendre la liberté d’expression n’est pas sa préoccupation première. Cela dit, la liberté d’expression de l’extrême droite n’est absolument pas menacée. Pour le reste, les attaques ne sont pas frontales (contre la liberté d’expression elle-même), et ciblent des discours particuliers que le pouvoir ne peut pas assimiler et qu’il craint. Et quand il a peur, il frappe. On l’a vu avec la décision d’expulser l’imam Iquioussen  ; ou, dans un autre registre, avec les menaces envers la Ligue des droits de l’homme qui faisaient suite à une prise de position publique après le déferlement de violence policière à Sainte-Soline  ; ou encore avec l’usage juridico-policier de l’ « outrage » qui vient régulièrement pénaliser des actions satiriques, presque carnavalesques à l’encontre du pouvoir. Ce qui semble en jeu, c’est la défense d’une parole critique de l’État et de ses appareils, et c’est assurément une bataille importante dans laquelle doivent s’engager les éditeurs et éditrices, libraires, universitaires, intellectuel·les et journalistes, pour ne citer qu’elles et eux.

Entretien à retrouver ici.

 

 

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