Agriculteur, penseur, activiste, poète et écrivain quilombola, Antônio Bispo dos Santos ou Nêgo Bispo (1959-2023) originaire du Nordeste, au Brésil, dénonce et montre les différentes manières dont la colonisation « cosmophobique » européenne a séparé les humains du reste du vivant et détruit les relations pratiquées par les communautés autochtones et afrodescendantes.
Il se souvient qu’à 10 ans, commençant à s’occuper des bœufs, à les discipliner, il a « appris que dresser et coloniser sont la même chose. Aussi bien le dresseur que le colonisateur commencent par déterritorialiser l’être concerné en brisant son identité, en l'arrachant à sa cosmologie, en l'éloignant de ce qui lui est sacré, en lui imposant de nouveau mode de vie et en lui assignant un autre nom. »
Dans « la guerre des dénominations », et pour « faire des armes de nos ennemis un moyen de défense », il s’applique, à l’instar des favelas avec l’argot, à « ensorceler la langue » pour « saper » les mots coloniaux, et va s’y employer tout au long de ce manifeste.
Il compare le sol en terre battue de la maison où il a grandi, où les poules et les autres animaux vivaient également, avec le carrelage inventé pour ne pas fouler la terre, pour déconnecter l’humanité de la nature : « La ville est un territoire artificialisé, humanisé. La ville est un territoire architecturé exclusivement pour les humains. » Il consacre d’ailleurs tout un chapitre – fort intéressant au demeurant – à l’urbanisme et l’architecture. Selon lui, on ne peut guérir de cette cosmophobie, mais on peut être immunisé contre elle, par la contre-colonisation. C’est le monothéisme, avec le péché originel et l’expulsion du jardin d’Eden, qui est à l’origine de cette terreur. Dès lors, le polythéisme, avec ses nombreux dieux et déesses, permet cette immunité. De même, dans les villes, les gens ne savent pas construire leurs maisons et doivent payer pour se loger. L’art aussi doit être partagé et pas transformé en marchandise. Il l’oppose à la « culture », utilisant et définissant des termes distincts pour bien dissocier deux conceptions complètement opposées. Comme les autres membres de sa communauté, il se perçoit comme « nécessaire », alors qu’en ville, il était vu comme « utile ». La transmission orale, par le conte ou le jeu, diffère également de l’apprentissage de l’écrit, qui rend important. Et, bien entendu, le rapport à la nature est fondamentalement différent : « Comme nous savons qu'il y a de tout pour tout le monde, nous n'avons pas peur et pas besoin de stocker. Seul celui qui n'a pas confiance stocke, celui qui craint que la nature cesse de l'approvisionner, qui a peur que la nature le punisse. » Plutôt qu’ « humain », il se présente comme « un être du cosmos », un quilombola : « Nous ne sommes pas humanistes, les humanistes sont des gens qui transforment la nature en argent, en voiture de l'année. » « Bien qu'ils soient des créatures de la nature, les humanistes se détachent de la nature et deviennent des créateurs. De là leur besoin de synthétiser l'organique, de considérer toutes les vies comme de la matière première. Cette matière première devient un objet qui doit être amélioré, rentabilisé et synthétisé par et pour les humains. » Au « développement », qui est déconnexion, il préfère l’ « enveloppement ». Toutefois, il qualifie sa pensée de « frontalière », plutôt que « binaire » et la déploie pour opposer les notions comme celles de partage et d’échange.
Il est impensable, dans sa ville de 10 000 habitants, qu’une personne dorme la nuit sur un banc sans que quelqu’un vienne lui demander si elle a besoin de quelque chose. Il n’y a ni hôtel ni restaurant car les habitants reçoivent chez eux. La culture triangulaire, respectueuse et réfléchie, n’a rien à voir avec ce qu’enseignent les sciences agraires et édicte l’agrobusiness. Et ce que « les colonialistes » appellent écologie, provient des savoirs volés qu’ils veulent leur revendre !
Revendicatif, l’auteur fait cependant preuve d’une grande tolérance et n’appelle pas à « détruire les colonialistes » : « Le monde est vaste et il y a de la place pour tous. Le monde est rond justement pour que les gens ne se piétinent pas. » Toutefois, il considère bel et bien qu’il ne suffit pas de changer de gouvernement et cite différentes réformes aberrantes du gouvernement Lula (programme Fame zéro, réaménagement des favelas, etc) : « Il n'y a pas de bon gouvernement pour un mauvais état. Comme il n'y a pas de bon chauffeur pour une mauvaise voiture, ou de bon machiniste pour un mauvais train. Tout gouvernement d'un État colonialiste sera un gouvernement colonialiste. » « Tout gouvernement d'un État colonialiste sera un gouvernement colonialiste. Il faut contre-coloniser la structure organisationnelle. »
Parole rare, sous nos latitudes, à prendre d’autant plus au sérieux. Parce qu’une autre histoire aurait pu – aurait du – être possible et pour imaginer des solutions sans chercher à répliquer ni idéaliser. Fort inspirant.
Ernest London
Le bibliothécaire-armurier
LA TERRE DONNE, LA TERRE VEUT
Antônio Bispo dos Santos
Préface de Malcolm Ferdinand
Postface de Maïra de Oliveira Aggio
Traduit du portugais (Brésil) par Oiara Bonilla
Xylogravures de Santídio Pereira
160 pages – 18 euros
Éditions Wildproject – Collection « Le Monde qui vient » – Marseille – Mars 2025
wildproject.org/livres/la-terre-donne-la-terre-veut
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