Le monde à l’envers, c’est celui qui sortait des lanternes magiques du XVIIIe siècle, celui qu’Alice visita en traversant un miroir. Selon le journaliste uruguayen Eduardo Galeano (1940-2015), il suffirait aujourd’hui à celle-ci de se pencher à la fenêtre, tant tuer, voler, polluer sont devenus des vertus, à condition que ce soit à grande échelle. « Le monde à l’envers récompense à l’envers : il méprise l’honnêteté, punit le travail, encourage l’absence de scrupules et alimente le cannibalisme. »
Avec un sens de l’humour dévastateur et une profusion d’exemples, il dénonce l’ordre des choses et les principes qui gouvernent les affaires, indépendamment de toutes considérations morales et inspirés par la seule recherche de profits : « L'économie mondiale est l'expression la plus efficace du crime organisé. » « Dans le monde d'aujourd'hui, monde à l'envers, les pays qui défendent la paix universelle sont ceux qui fabriquent le plus d'armes et qui en vendent le plus aux autres. Les banques les plus prestigieuses sont celles qui blanchissent le plus de narcodollars et celles qui renferment le plus d'argent volé. Les industries qui réussissent le mieux sont celles qui polluent le plus la planète ; et le salut de l'environnement est le fond de commerce le plus rentable pour les entreprises qui l’anéantissent. Ceux qui tuent le maximum de gens en un minimum de temps, qui gagnent le maximum d'argent en un minimum de travail et qui pillent le plus la nature au moindre coût récoltent impunité et félicitation. »
Il montre comment les enfants riches sont éduqués, dès la naissance, « à la consommation et à l'éphémère », tandis que les plus pauvres sont exploités, prostitués, poussés au vol ou à la mendicité, enrôlés comme soldats, et ceux de la classe moyenne grandissent dans la panique, « la panique de tomber ».
Il fustige la publicité qui ordonne de consommer alors que l’économie l'interdit à la majorité, et le crédit qui permet de se gaver de nouveaux biens inutiles, de s'adonner au culte de l’apparence.
Alors que la pauvreté était considérait comme le fruit de l’injustice, elle est maintenant « la juste punition que mérite l’inefficacité » : « Le code moral de la fin du millénaire ne condamne pas l'injustice, mais l'échec. » Les infamies sont converties en exploits, par la dissociation de l’accumulation et du dénuement. De la même façon, la Justice exonère « de sa responsabilité un ordre social qui jette toujours plus de gens dans les rues et les prisons, et qui génère toujours plus de désespoir ». L’auteur explique comment la peur est devenue « la matière première des industries prospères de la sécurité privée et du contrôle social », comment sont créés des ennemis, afin que le commerce des armes prospère. Il dénonce également l’hypocrisie qui entoure le trafic de drogue, prétexte à une nouvelle diabolisation des pauvres et à l’enrichissement des banques. Ainsi, alors qu’aux États-Unis huit consommateurs sur dix sont blancs, un seul sur dix est emprisonné pour cet usage ! La reine Victoria fut la plus grande trafiquante de drogue du XIXe siècle, avec le commerce de l’opium !
Les Amériques l’intéressent plus particulièrement, depuis la « Conquête » et ses conséquences, jusqu’au racisme structurel qui continue à sévir, pendant du machisme. Le néolibéralisme – et ses dysfonctionnement – demeure sa cible principale : « La frénésie de la spéculation est […] un sujet d’étude pour psychiatres », « Wall Street est actuellement le centre du grand tripot électronique universel, l'humanité entière est prisonnière des décisions qui se prennent là », « La protection de l'environnement est en train de devenir le secteur le plus lucratif pour les entreprises qui le détruisent. » Par dessus tout, c’est l’impunité, « fille de la mauvaise mémoire », dont bénéficient « les exterminateurs de le planète », qui le scandalise.
Cependant, Eduardo Galeano garde espoir et ne se résout pas à la résignation même s’il considère que « nous souffrons d'une crise universelle de la foi en la capacité humaine de changer l’histoire ». Bien au contraire. Sa longue dénonciation d’un monde devenu marchandise est également une invitation à… le renverser !
Ernest London
Le bibliothécaire-armurier
SENS DESSUS DESSOUS
L’école du monde à l’envers
Eduardo Galeano
Illustrations de José Guadalupe Posada
Traduit de l’espagnol (Uruguay) par Lydia Ben Ytzhak
362 pages – 22 euros
Éditions Lux – Montréal – Novembre 2023
luxediteur.com/catalogue/sens-dessus-dessous/
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