16 novembre 2025

DU DROIT DE DÉAMBULER

Sous le double effet de son aménagement physique et de la loi, le territoire se ferme depuis qu’une interdiction du droit de vagabonder et de subsister a été progressivement mise en place à partir du XIVe siècle. Considérant qu’il est vital, autant pour les humains que pour les autres êtres vivants, de « retrouver un monde poreux et traversable », Sarah Vanuxem propose « une refonte écologique du système juridique occidental moderne » à partir du droit d’arpenter la terre.


Le vagabondage fut prohibé de la promulgation du Code pénal en 1810 jusqu’en 1994. On distingue donc les humains – à l’instar des animaux domestiques également interdits d’errer – des animaux sauvages, libres de se déplacer. « Derrière la “non–personne“ du vagabond, nous pourrions alors découvrir une position plus forte que celle – au demeurant récente et moderne – des choses-objets et des personnes sujets de droit : la division du sauvage et du domestique, la dualité de la nature et de la cité, laquelle ne serait autre que celle du nomadisme et de la sédentarité, et que le droit de l'environnement, notamment les règles relatives à la protection des espèces vivantes, nous inviterait aujourd'hui à dépasser. »

« L'interdiction de vagabonder touche au fondement de notre droit moderne, en ce qu'elle autorise à mettre les individus “désœuvrés » au service de la cité (ou société industrielle). » Au bas Moyen Âge, les vagabonds  (colporteurs, pèlerins, frères mendiants, jongleurs, soldats en congé, mendiants,…) remplissaient un rôle social en contribuant à l’évolution des idées, par les nouvelles qu’ils fournissaient. Faire l'aumône signifiait alors plaire à Dieu et offrait l'occasion de se montrer charitable.

La première mesure législative prise à l'encontre des vagabonds date de 1350 et concerne la prévôté et le vicomté de Paris, non pour lutter contre les troubles et les désordres, mais pour répondre à un besoin de travailleurs à faible coût. En 1566, l'ordonnance de Moulins étend à tout le Royaume le système des ateliers publics puis, Colbert décide de l'enfermement des pauvres. Sarah Vanuxem recense les législations successives et l’évolution des peines. Si la Révolution proclame la liberté de se déplacer, elle doit très vite faire machine arrière car, avec la confiscation des biens de l’Église, les miséreux n’ont plus de soutiens ni d’appuis. Le vagabondage ne reposait pas sur la réalisation d'un délit au sens commun du terme mais sur l'adoption d'une conduite susceptible de favoriser la commission d'infractions. Il s'agissait avant tout de combattre l'oisiveté en forçant les « feignants » à travailler, de former « l’Homo œconomicus », et de réduire le risque pour les biens des bourgeois, après que les droits de propriété sont reconnus comme absolus au moment de la Révolution. « S'il révèle une apparente aporie du droit pénal moderne, le délit de vagabondage accompagne l’essor de la société industrielle, du capitalisme et l'adoption d'une conception bourgeoise et absolutiste de la propriété privée. » L’autrice suggère, alors que le vagabondage ne constitue plus un délit, que celui-ci retrouve un « rôle socioécologique » comme droit à l’existence ou à la subsistance, allant de pair avec un projet de société émancipée de l'objectif de croissance économique.

Elle procède ensuite au même exercice historique avec les interdictions de vagabondage animal. Selon l’actuel Code rural, chiens et chats errants, de même que les animaux de rente, sont traités comme des délinquants et subissent les mêmes sanctions d’enfermement et de mise à mort que les vagabonds humains d’antan. Le législateur a veillé au respect de « la summa divisio du sauvage et du domestique » et à éviter l’apparition d’ « animaux marrons ». Elle souligne également un « droit animal nomade », rééquilibrant le rapport de force entre les humains et les animaux sauvages, par la défense de ces derniers par le droit de l’environnement.


D’après Carl Schmitt, s’appuyant sur le troisième verset du premier chant de l’Odyssée, « le nomadisme précéderait la juridicité ». « “La prise de terres , la fondation d’une cité ou d’une colonie“ rendrait “visible le nomos par lequel un clan ou la suite d’un chef ou un peuple“ se fixeraient “historiquement en un lieu“, feraient “d’un bout de terres le champ de force d’un ordre“ et deviendraient “sédentaires“. » Dans Le Nomos de la Terre, il présente ce terme comme venant de nemein, qui serait « la mesure qui divise et fixe les terrains et les fonds de terre selon un ordre précis », tandis que, dans Mille plateaux, Deleuze et Guattari lui donneraient pour racine nem, qui renverrait à la distribution des bestiaux, sans partage des terres, et donc à « un espace sans frontières, ni clôture ».

Sarah Vanuxem documente « l’horizon » de la mondialisation du commerce, avec l’abolition des frontières commerciales et les propositions du philosophe environnementaliste Dominique Bourg qui oppose la liberté de prendre l'avion (par exemple) à celle de « se déplacer à pied ou à vélo, dans une optique tout à fait la fois décroissante, conviviale et écologique ». Le droit de l’environnement a produit des enclaves (parcs nationaux et réserves naturelles) et des « corridors biologiques », plus pensés comme des « connexions » que des « lignes de vie ». Le droit de la randonnée s’attache à la conservation des espaces naturels. Elle présente un ius deambulandi rejoignant la « manière médiévale de penser la propriété, soit le système des propriétés simultanées », « un droit d'exister ou de subsister en tant que chasseur-cueilleur », un droit de « vivre en nomade et prélever quelques spécimens de faune ou de flore » tout en apportant un soin particulier à la diversité biologique, « un droit post-naturaliste, ne reposant plus sur l'opposition entre la libre volonté du sujet de droit et l'entière disponibilité des objets de droit », qui ne serait pas reconnu aux seuls humains.


Développant une forte argumentation juridique que nous ne reprenons pas ici, elle revendique donc « un droit collectif et fondamental de déambuler sur le fondement des servitudes prédiales de passage », sur la base d'un « revirement de la jurisprudence Le Pecq contre Bézuchet ». Elle revient sur le cas de ce propriétaire foncier qui ferma au passage les chemins qui traversaient ses terres. Faute d’acte établissant ce droit de passage et malgré l’argument d’un état de nécessité (obligation à détours considérables), la commune perdit son pourvoi en Cour de cassation en 1809. Il s’agirait pour elle de « réactiver le sens du commun » par un un droit d’usage collectif minimal.


Au contraire, le prince Borghèse, propriétaire de la villa éponyme à Rome, qui venait de fermer le passage sur son domaine privant les Romains d'un axe majeur, fut condamné à réouvrir celui-ci. 


Comme avec ses travaux précédents, Sarah Vanuxem cherche donc dans le droit actuel les fondements d’usages commun, d’un droit de déambuler restauré et élargi, étendu aux non-humains. Très technique mais fort instructif. On reproche si souvent aux « utopistes » leur manque de réalisme...


Ernest London

Le bibliothécaire-armurier


DU DROIT DE DÉAMBULER

Sarah Vanuxem

Photographies de Geoffroy Mathieu

232 pages – 24 euros

Éditions Wildproject – Collection « Le Monde qui vient » – Marseille – Avril 2025

wildproject.org/livres/du-droit-de-deambuler



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De la même autrice :

LA PROPRIÉTÉ DE LA TERRE


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