9 mai 2019

LA PROPRIÉTÉ DE LA TERRE

Juriste et enseignante chercheuse à l’université de Nice, Sarah Vanuxem propose de démontrer que, non seulement la propriété n’est pas « un pouvoir souverain d’un individu sur les choses » mais qu’elle est, dans le droit moderne, le code civil, leurs origines romaines et médiévales, enracinée dans le commun.

Elle distingue trois grandes façons de penser la propriété, dans le droit privé des biens français :
Le système des propriétés simultanées, qui confère à la terre des droits d’en user. Le droit coutumier français de la propriété, élaboré autour de la saisine, technique sociale d’accès aux utilités d’un fonds de terre, entre le Xe et XIIe siècles, avait commencé à chuter avec la montée de l’individualisme au XVIe siècle, puis a largement décliné avec les enclosures au XVIIe, avant de disparaître avec les révolutionnaires. L’origine des propriétés simultanées pourrait trouver son origine au Ve, avec le droit franc.
La théorie classique de la propriété remonte à la redécouverte par les juristes de Bologne des textes de droit romain rassemblés au VIe siècle par l’empereur Justinien. La terre qui appartenait à la catégorie franque des choses pérennes et productives, offerte à la jouissance humaine et non susceptible d’appropriation, bascule dans la catégorie romaine des immeubles et des biens, donc appropriées. La propriété foncière devient un droit d’assujettir et de dominer. Cette vision absolutiste et individuelle de la propriété repose sur l’article 544 du Code civil qui la définit comme « le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou les règlements ». La figure du propriétaire, seul souverain sur son fonds, est déclinée à partir des limites de cet article. Son droit peut cependant être décomposé en un faisceau de prérogatives : usus-fructus-abusus (user, jour et disposer), se rapprochant en ceci de la théorie classique de la conception médiévale de la propriété.
La théorie renouvelée de la propriété porte autant sur les droits matériels qu’immatériels des choses matériels, permettant l’appropriation de « nouveaux fruits » : les « services écosystémiques ». La propriété est par essence exclusive, si bien que la copropriété ou l’indivision représentent des formes anormales. Le droit d’usage ne relève plus de la propriété qui n’est plus qu’une abstraction. La propriété foncière devient « un lien cadastral exclusif » qui accepte des « greffes ou embranchements de droits sur la chose d’autrui », se rapprochant ainsi de la conception médiévale, avec les propriétés simultanées.

L’auteur s’intéresse ensuite au statut juridique de la Nature. S’appuyant essentiellement sur les recherches de Yan Thomas, historien du droit romain, elle rappelle que « l’institution civile de la cité » est reliée à la « destitution juridique de la nature ». « Ainsi, au berceau de notre tradition juridique, la nature serait l’autre du droit et de la cité, c’est-à-dire l’autre du droit civil. » « Le droit naturel s’efface, alors, devant le droit civil et le régime de liberté devant celui, régulé, de la cité. » Pourtant la nature se retrouve dans l’état civil avec « les choses communes » (l’air, la mer et ses rivages par exemple) qui échappent au droit des particuliers sans pour autant appartenir aux cités, également avec « les choses sans maître » comme les bêtes sauvages. De même des choses de la nature peuvent retourner à l’état naturel : anciennes choses sans maître, un temps capturées et appropriées puis rendues à leur liberté, ou anciennes choses communes devenues objets de propriété mais qui recouvrent leur liberté (une portion de littoral occupée par un édifice avançant sur l’eau une fois celui-ci détruit).
Ainsi l’article 715 du Code civil actuel, qui prévoit que des lois de police règlent la faculté de chasser ou de pêcher, permet de penser le gibier ou le poisson comme « choses-propriétaires d’elle-mêmes » avant leur prise.
L’article 714 présente les choses communes ainsi : « Il est des choses qui n’appartiennent à personne et dont l’usage est commun à tous. Des lois de police règlent la manière d’en jouir. » Il traduit « un état de communisme positif primitif perdurant à l’âge civil ».
L’article 542 définit les biens communaux comme étant « ceux à la propriété ou au produit desquels les habitants d’une ou plusieurs communes ont un droit acquis », les rapprochant des choses publiques romaines qui n’appartenaient pas à la cité, n’étaient pas des « propriétés individuelles publiques » mais « des choses appartenant à la généralité, collectivité ou universalité des citoyens ».
En droit romain archaïque, le dominium, la propriété, renvoie à dominus, le maître de maison, et forme une espèce de prolongement de la personne, « la capacité d’habiter » sa demeure par exemple. Sarah Vanuxem propose de substituer à « la conception moderne de la chose-objet », « la conception romaine de la chose-lieu », dès lors les choses seraient définies comme des milieux et les personnes comme leurs habitants, la propriété comme une faculté d’habiter des lieux, les obligeant à adopter un comportement respectueux.

Elle expérimente ensuite « cette figure de la propriété comme faculté d’habiter, à travers trois modes d’habitation :
La demeure. Tandis que la doctrine renouvelée dénie les limites apportées à la propriété en considérant le pouvoir du propriétaire comme illimité, « stabilisation de l’exceptionnel » (Yan Thomas), la figure du propriétaire-habitant intégrerait les limites posées à l’article 544 comme des règles à respecter et lui attribuerait un droit, « une place dans la chose ». « Le droit de jouissance du propriétaire-foncier ne signifie pas un droit de se complaire dans son statut de propriétaire, mais un droit de récolter les fruits de la terre par soi-même ou par l’intermédiaire d’autrui. » « Au final, la propriété foncière peut être définie tel un droit d’habiter la terre, opposable à tous, et conférant le droit d’en user, d’en récolter les fruits, d’en disposer aussi bien matériellement que juridiquement, mais dans le respect des lois et règlements constituant son règlement intérieur. » Dans la « vision des choses-milieux », les choses communes ne sont plus opposées aux biens mais comme ne pouvant être appropriées et demeurent habitées et à l’usage de tous.
Le communal. Au moment de la Révolution française, le courant individualiste et physiocrate pousse à l’appropriation privée tandis que les paysans défendent le respect de la conception coutumière. Les lois du 28 août 1792, qui rend aux communautés villageoises les communaux usurpés par les seigneurs, et du 10 juin 1793, qui simplifie la procédure de récupération des communaux et encadre leur partage si les communautés le souhaitent, sont le produit de luttes paysannes qui n’éradiquent pas la propriété commune comme on le croit souvent, mais garantissent le droit à l’existence et luttent contre l’accaparement. Le Code civil de 1804 reprend, à l’article 542, l’essentiel de l’article I.1 de cette dernière loi, définissant les biens communaux comme des biens appartenant aux habitants de certains lieux, même si les juges l’interprètent depuis longtemps comme en attribuant la propriété aux personnes morales des communes, retirant aux habitants leur pouvoir de gérer leurs biens communs de manière autonome. De plus, la loi dite de modernisation du régime des sections de commune du 27 mai 2013, vise à faire disparaître les communs, au motif qu’ils seraient « un frein au développement local, d’une complexité moyenâgeuse et une source intarissable de contentieux ». Sarah Vanuxem propose de raviver les propriétés communales et sectionnées et, au-delà, d’ « instituer propriétaires les lieux de vie ou territoires », à l’instar du droit des lieux, formulé par Moïse de Ravenne et attesté par la culture juridique de haut Moyen-Âge, jusqu’à la seconde moitié du XIIe siècle.
Le territoire. Les droits de l’Équateur et de la Bolivie reconnaissent la personnalité juridique de la Nature, « sujet collectif d’intérêt général », englobant la faune et la flore, les minéraux, l’eau, l’air, les paysages ainsi que chacune des entités animées ou inanimées qui la composent individuellement. En 1972, Christopher Stone, dans « Les Arbres aussi doivent-ils pouvoir plaider ? », proposait de reconnaître des droits aux « éléments naturels », faisant observer que les sociétés n’ont cessé de reconnaître des droits à des entités jadis considérées comme des objets (femmes, enfants ou esclaves). En explorant la généalogie de la « personne », Sarah Vanuxem montre que la représentation de la Nature et de ses éléments est loin d’être nouvelle. Plutôt que de se résigner à demeurer des entités passives, « au nom desquelles d’autres peuvent s’exprimer », elle propose que les choses soient « des lieux de résolution des conflits », « des lieux de vie ou milieu dans lesquels cohabitent des personnes, humaines et non humaines, lesquels y règlent leurs affaires et leurs éventuels différents », de la même façon que le droit international privé parvient à régler des relations entre individus de pays différents ou lorsque des communautés autochtones conservent la faculté d’appliquer leurs propres règles, possiblement contre l’ordre juridique étatique. Elle rappelle les procès médiévaux menés contre les animaux pour montrer qu’un « pluralisme juridique trans-genre humain » ne serait pas inédit.
Un peu moins ardu qu’il n’y parait, cet exposé offrira certainement des pistes de réflexions précieuses à ceux qui cherchent à expérimenter la propriété collective, dans les Zads ou ailleurs. Il répond aux préoccupations de Philippe Descola (d'ailleurs cité en couverture) à propos du rapport nature/culture, qui pourrait donc être dépassé dans notre cadre juridique actuel, à condition de l'interpréter tout autrement.






LA PROPRIÉTÉ DE LA TERRE
Sarah Vanuxem
120 pages – 15 euros
Éditions Wildproject – Collection « Le monde qui vient » – Marseille – Mars 2018
www.wildproject.org



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