Une poignée de philosophes français « à la réputation subversives » ont influencé les États-Unis, inspirant la contre-culture et la recherche universitaire. François Cusset et Thomas Daquin présentent leurs concepts grâce à un habile dispositif graphique et retracent la généalogie de leurs influences, jusqu’aux études post coloniales qui effrayent tant les anti-woke qu’ils se plaisent à les caricaturer.
En 1966, Roland Barthes, Tzvetan Todorov, Jacques Lacan, Jean-Pierre Vernant, Jean Hyppolite et d’autres encore sont invités à Baltimore pour trois jours de colloque. C’est l’intervention du jeune Jacques Derrida qui frappe le plus l’auditoire et donne naissance au post-structuralisme, bientôt connu sous le nom de French Theory. En 1975, à l’université de Columbia, Sylvère Lotringer anime la revue littéraire Semiotext(e) qui croise philosophie et culture underground, et fait se rencontrer Guattari, Foucault, Lacan, etc. Il organise aussi le festival schizo culture, en novembre, qui réunit Deleuze, Guattari, Foucault. À la fin des années 1970, Derrida élabore sa théorie de la déconstruction à Yale, concept littéraire qui deviendra plus politique dans les années 1990. Jean Baudrillard est fasciné par la prolifération des signes aux USA, leur répétition à l'infini. Il analyse l’échange symbolique et la réalité produite par des simulacres, inspirant DJ et nerds des début d’internet, dans les années 1980. « Avec eux, ordinateurs et tables de mixage sont en train de commettre le crime parfait : tuer le réel et n'en laisser aucune trace. » Alors que ces penseurs sont laissés à la marge en France, les États-Unis les adoptent et leurs œuvres trouvent leur place dans des strates différentes de la société. Leurs textes sont sortis de leur contexte, se sont propagés, transformés et ont infusé les mœurs. « Les concepts de la French Theory ont été pris pour des drogues dures, par leurs consommateurs comme par leur détracteurs. »
Après ce sommaire (mais suffisant) rappel historique, leurs principaux concepts sont présentés. Thomas Daquin réussit le tour de force de les incarner dans des personnages, « les cinq Fantastiques », sortes de super-héros, qui les rendent immédiatement saisissables et clairement intelligibles : Norma pour le bio-pouvoir de Foucault, Dezmak’, la machine désirante de Deleuze et Guattari, Sim, le simulacre de Baudrillard, Déconstructo, créature inspirée par Derrida, L.O.F., la ligne de fuite de Deleuze, ligne imaginaire qui échappe à tous les pouvoirs. C’est certainement la grande trouvaille de cette bande dessinée, qui, loin d’être une simple mise en image de l’essai de François Cusset, constitue bien son adaptation graphique.
Sont ensuite présentées quelques un·es des intellectuel·les influencé·es par la French Theory :
- Edward Saïd, auteur de L’Orientalisme (1978), dans lequel il explique comment la culture française et anglaise du XIXe siècle a fabriqué et fantasmé la figure de « l’oriental », et comment cette production des représentations arme un rapport de force, dans une forme de « savoir-pouvoir ».
- Homi Bhabha, universitaire post-colonial né en Inde, qui évoque le « tiers-espace d’énonciation » que doit inventer l’exilé pour exister.
- Gayatri Chakravorty Spivak, autrice Des Subalternes peuvent-elles parler ? et qui fera connaître Derrida aux États-Unis.
- Judith Butler, autrice de Trouble dans le genre dans lequel elle décrit le genre et la sexualité comme une « performance », une imitation auto-réalisatrice d’un modèle existant.
- Eve Kosofsky Sedgwick, pionnière de la théorie Queer.
- Frederic Jameson, Stanley Fish mais aussi les pionniers d’internet qui voyaient le réseau comme un « rhizome », la saga Matrix des sœurs Wachowski, inspirée par Baudrillard, les DJ Spooky ou Shadow qui décrivent leur travail comme les « milles platines », etc.
Mais la French Theory s’est aussi fait beaucoup d’ennemis, devenant « le nom d’un soupçon jeté sur les valeurs traditionnelles », accusée de diviser la société en prenant le parti des minorités. Pour les marxistes américains, elle est coupable d’avoir tué la lutte des classes, substituée par les questions de genre.
La même panique, instrumentalisée par les éditorialistes et les commentateurs, s’est emparée des conservateurs un peu partout et menace les droits acquis. Ceux-ci agitent ces idées comme des épouvantails et dénoncent le danger du « wokisme ».
Les militants d’aujourd’hui n’ont pas forcément lu les textes des philosophes français mais plutôt leurs « descendants ». « Bric-à-brac d’époques et de pensées différentes, parfois contradictoires », « la French Theory est une boîte à outils politique, qui inclut sa propre critique, mais pas vraiment de notice d’utilisation. »
Excellent ouvrage de vulgarisation, qui offre une présentation généalogique de ce courant de pensée complexe et de ses principaux concepts, grâce à un dispositif graphique particulièrement inventif et réussi.
Ernest London
Le bibliothécaire-armurier
FRENCH THEORY
Itinéraires d’une pensée rebelle
François Cusset et Thomas Daquin
216 pages – 24,50 euros
Co-éditions Delcourt et La Découverte – Paris – Septembre 2025
www.editions-delcourt.fr/bd/series/serie-french-theory/album-french-theory

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