Personne n’a la théorie juste de sa pratique.
Reconnaissant s’être installé dans ce monde dont il refuse intellectuellement
l’ordre, c’est-à-dire acceptant implicitement sa normalité, Jean Ziegler
reprend, met à jour et complète certains chapitres d’un livre publié une
première fois en 1980 comme « manuel de sociologie d’opposition ». Il
propose de fournir des « armes » pour comprendre notre situation et
d’indiquer les voies d’actions pour sa transformation.
Le travail des intellectuels en général et des
sociologues en particuliers, est subversif. Une idéologie qui propose une
« vérité des faits » est un mensonge. Le sociologue analyse les
systèmes symboliques qu’elle utilise, met à jour les conditions historiques de
sa production et des intérêts qu’elle masque. Il peut parfois occuper la
position d’ « intellectuel organique » définie par Antonio
Gramsci ainsi les travaux scientifiques sur les sociétés africaines ont-ils
contribué à l’insurrection des officiers du 25 avril, à l’effondrement de
l’empire colonial et de la dictature au Portugal. En aidant à détruire la
légitimité des dominateurs, en fournissant aux dominés des outils de
compréhension et de mobilisation indispensables, le sociologue contribue à
faire s’effondrer les superstructures.
Soucieux d’inscrire sa démonstration dans l’histoire
de la pensée, Jean Ziegler s'appuie sur moult références (parfois pistes de
lectures à venir), par exemple Rousseau pour qui l’acte fondateur de
l’inégalité sociale est l’instauration de la propriété privée. L’ordre
cannibale du monde accélère
considérablement les écarts ainsi la crise financière de 2008 a jeté, selon la
Banque Mondiale, 69 millions de personnes dans les griffes de la faim tandis
que trois ans plus tard, le patrimoine des très riches avait augmenté d’une
fois et demi. Pour résoudre la crise du capitalisme il suffirait de l’abolir,
ce que les intellectuels organiques du capital ne peuvent entendre, prisonniers
des limites objectives que la conscience de classe impose à l’intelligence
individuelle aussi brillante soit-elle. Il présente (et complète) la théorie de
conscience de classe développée par Georg Lukács selon qui la classe
prolétarienne est la seule à n’avoir aucune limite objective puisque ne
possédant rien, ni bien ni pouvoir.
Une idéologie libère ou opprime. Elle
« signifie » le monde et fournit aux hommes une arme théorique pour
résoudre leurs problèmes pratiques. Les classes dominantes utilisent une
idéologie leur permettant d’imposer leur domination et de légitimer celle-ci
tandis que l’idéologie des classes dominées leur fournira les moyens de
préparer et guider leurs luttes libératrices.
Ainsi la bipolarité de la société planétaire au XXe
laissait craindre aux classes capitalistes de l’Occident une adhésion de leurs
citoyens à l’idéologie communiste, même si l’URSS n’était qu’une dictature
policière corrompue. Elles procédèrent donc à une redistribution mesurée des
richesses selon le modèle keynésien d’une croissance économique assurée par
l’augmentation graduelle du pouvoir d’achat des travailleurs et la mise en
place d’un État providence. Avec la chute de l’empire soviétique, cette crainte
disparaissant, une série d’accords connus sous le nom de « consensus de
Washington » renversa cette tendance dans les années 80-90. Il s’agissait
désormais de liquider toute instance de régulation, de libérer les marchés pour
instaurer à terme un marché mondial unifié et auto-régulé c’est-à-dire ni plus
ni moins que la privatisation du monde. La ruse de l’idéologie néolibérale est
d’affirmer la naturalité de l’économie (« On ne peut rien y faire »)
définie par ses « pères fondateurs », Adam Smith et David Ricardo.
Pourtant on sait parfaitement que l’effet de ruissellement escompté ne survient
jamais. Les riches ne distribuent pas « naturellement » au-delà d’un
certain niveau de richesses, ils continuent d’accumuler car l’argent appelle
l’argent.
La science recherche la vérité, obéissant à une
morale de l’objectivité. Au contraire l’idéologie qui demande une adhésion par
conviction, manipule les indices de légitimité du concept de vérité. Pourtant,
par exemple, même si l’Église a imposé le reniement de ses découvertes à
Galilée parce qu’elles contredisaient les textes religieux, elle dut transiger
face à l’intérêt capitaliste que représentaient les cartes de navigation issues
de ses théories, les armateurs hollandais développant considérablement leurs
marchés extérieurs au détriment de ceux de Gênes, Pise, Florence, Livourne.
Partant des théories de Max Weber et les complétant en s’appuyant sur de
nombreux exemples, Jean Ziegler conclut que la science n’est, en définitive, ni
neutre ni objective mais toujours guidée par un choix idéologique implicite.
La stratégie du système capitaliste est de réduire
l’homme à sa simple fonctionnalité marchande. Selon la théorie marxiste, le but
de l’aliénation est d’une part de détruite l’identité singulière du
travailleur, d’autre part de le rendre étranger au produit de son travail.
Roger Bastide va plus loin et parle de « personnalités schizophréniques »
encouragées par la société marchande par l’impersonnalité des relations
humaines, l’indifférence affective, l’isolement dans les grandes métropoles, la
perte du sentiment d’engagement dans le monde social… L’aliénation achevée, la
société capitaliste marchande d’Occident vit désormais sous l’empire de la conscience
homogénéisée. L’oligarchie est parvenue à pervertir les aspirations populaires
à la liberté et la fraternité universelles nées des combats de la résistance
contre le fascisme, en les détournant à son profit. La pensée critique
personnelle est marginale. La tolérance est d’ordre répressif. Le seul refuge
de la dignité humaine aujourd’hui est la conscience malheureuse. Jean Ziegler
prend exemple de son propre pays où les consultations citoyennes sont
particulièrement nombreuses et rappelle qu’ont été rejeté récemment
l’augmentation de la durée des vacances légales, la caisse d’assurance maladie
unique, l’augmentation du minimum vieillesse, la limitation des salaires
astronomiques de 1 à 12 par entreprise, l’instauration d’un salaire minimum,…
Victime de leur conscience homogénéisée et d’une aliénation aigüe, les Suisses
votent librement contre leurs propres intérêts !
L’État moderne est né d’un lent processus qui débuta
avec l’effondrement de l’Empire Romain, en s’appuyant sur la propriété des
moyens de productions. Le pouvoir féodal, d’abord, se développa, légitimant son
pouvoir par la levée des impôts à son profit et non plus à celui d’un empereur.
Il mit en place progressivement un système reposant sur la propriété de la
terre qui pu se conforter grâce à l’arrêt des invasions aux Xe
siècle et au réchauffement climatique qui favorisa l’agriculture.
Puis la propriété de l’outillage, portée par une
bourgeoisie urbaine proto-industrielle, fit émerger un contre pouvoir aux XIIe
et XIIIe siècles. Longtemps allié objectif du pouvoir féodal, il
triompha définitivement aux XVIIIe et XIXe. L’appareil
d’État issu de ce long processus historique qu’il nous faut malheureusement
résumer ici, fut construit au service des intérêts des nouvelles classes
dominantes, bourgeoisie marchande d’abord jusqu’au capitalisme financier
transnational actuel. Il unifie dans une conscience commune des intérêts
antagonistes au nom de certaines « valeurs », d’un territoire ou d’un
projet historique. La raison d’État assure la solidité du consensus et masque
sa pratique réelle.
C’est pourquoi Marx préconisait de briser la machine
de l’État selon l’exemple de la Commune de Paris qui instaura le
« gouvernement des producteurs par eux-mêmes » et l’
« expropriation des usurpateurs de masse ». Selon lui, la dictature
du prolétariat était indispensable, ce que les socialistes libertaires et les
anarchistes contestèrent dès le congrès de septembre 1872 à Saint-Imier,
craignant qu’elle ne dure indéfiniment et ne donne naissance à une nouvelle classe
dirigeante plus cruelle encore. L’histoire leur donna raison.
Jean Ziegler considère que la privatisation actuelle
de l’État détruit la liberté de l’homme et anéantit la citoyenneté. Il décrit
la mainmise progressive des sociétés transnationales privées sur les politiques
économiques et financières des États en Europe, avec la complicité de l’O.M.C.
et de ses accords, de l’A.M.I. à l’actuel T.I.P.P. qui prévoit l’instauration de
cours arbitrales chargées d'attribuer des dommages et intérêts aux sociétés
qui se jugeraient « lésées » par de nouvelles normes ou législations.
Il rappelle les propos on ne peut plus clairs d’Hans Tietmeyer, le président de
la Bundesbank, à Davos en février 1996, s’adressant aux chefs d’États et
ministres : « Désormais, vous êtes sous le contrôle des marchés
financiers. »
La notion de nation est née, elle, d’un pacte
révolutionnaire, d’une rupture avec la société historique qui la précédait.
Voltaire la définissait comme un groupe d’hommes établis sur un territoire
défini, quelques soient leurs origines, formant une communauté politique. Elle
se caractérise par une vision de l’histoire, un territoire et une langue.
Toutes les nations sont par définition pluriethniques, pluriclassicistes et
laïques. Leurs ennemis les plus dangereux sont les racistes, les antisémites,
les xénophobes et les intégristes religieux. Ziegler considère que le racisme
est un crime absolu et que son antidote est la conscience nationale. Quiconque
adhère au contrat social, au sens rousseauiste, et respecte les lois de la
République fait partie de la nation. Ne se limitant pas à la France et à
l’Europe, il raconte aussi la révolution populaire du Cabanagem, dans l’Empire
lusitanien au Brésil, menée par des esclaves haïtiens en fuite et nourris des
pensées de Robespierre, et évoque les protonations africaines, pures créations
de l’impérialisme. Les rêves de libération continentale, d’insurrection
panafricaine ont échoué. La Charte de l’Atlantique signée en 1941 entre
Churchill et Roosevelt annonçait la fin des empires coloniaux mais sur la base
du dépeçage instauré par la Conférence de Berlin en 1885 où Bismarck pacifia
(provisoirement) l’Europe en mutilant l’Afrique. La déficience et la corruption
des élites, la mainmise camouflée mais directe du capital financier
transcontinental sur les ressources naturelles et la force de travail,
l’ « épuration » de toute tentative insurrectionnelle par les
services secrets, bras armé d’une véritable criminalité d’État, ont toujours
entravé toute véritable construction nationale.
Jean Ziegler confronte (et critique) ensuite les
théories de l’école de Francfort qui fonda les sciences sociales
contemporaines sur la base d’une raison objective gouvernant le devenir des
sociétés, à celles des anthropologues culturels anglo-saxons. Selon eux, la
première société humaine est née de la révolution néolithique qui asservit la
nature aux besoins de l’homme (reproduction des aliments grâce à l’agriculture
et domestication des animaux), découvrit le métal permettant la fabrication d’outil,
constitua des réserves à l’origine des richesses et donc des premiers pouvoirs
héréditaires, le tout provoquant une explosion démographique. Un des tout
premiers actes sociaux répétés fut certainement l’infanticide pour équilibrer
le nombre de bouches à nourrir avec les aliments disponibles. Il semblerait que
les liens territoriaux primaient alors sur les liens familiaux. La première
division du travail s’établit entre les hommes et les femmes (accompagnées des
enfants, des vieillards, des estropiés), les uns chasseurs, les autres
cueilleuses. L’interdit de l’inceste naquit de l’obligation à l’exogamie. Un
groupe va se subdiviser, sous la pression du tabou, et résoudre le problème
démographique donnant naissance à un groupe élargi et structuré.
La sociologie générative opèrera une rupture
radicale avec les théories précédentes qui postulent l’évolution unilinéaire
des modes de production, des systèmes symboliques et des formations sociales.
Selon elle, il n’existe pas de sociétés « développées », « sous-développées »
ou « en voie de développement ». Toute organisation sociale est
« bonne » dans la mesure où elle accroit l’autonomie de l’individu,
sa capacité à organiser lui-même sa propre vie, à donner un sens à son
existence et à maîtriser les contradictions constitutives de l’humanité. Elle
est « mauvaise », donc à combattre, dans la mesure où elle
instrumentalise l’homme et la nature en fonction d’une rationalité dont les
paramètres exclusifs ne sont ni l’épanouissement ni le bonheur des hommes.
Toutes les sociétés ont en commun la nécessité d’inventer des mécanismes pour
gérer l’opposition entre les sexes, pour transmettre les savoirs au sein d’une
pyramide des classes d’âge, pour administrer et gérer les conflits structurels
ou contingents. Le critère d’évaluation pour les différencier est le niveau de
violence utilisée par chaque société pour résoudre ces mécanismes. À titre
d’exemple, il décrit les transes collectives et ritualisées des
afros-brésiliens qui pacifient la société comme sont incapables de le faire les
sociétés marchandes d’Occident.
En conclusion, Jean Ziegler cite en impératif
catégorique cette évidence d’Emmanuel Kant : « L’inhumanité infligée
à un autre détruit l’humanité en moi. » et compte sur une société civile
planétaire pour s’opposer à la dictature planétaire des oligarchies du capital
financier globalisé, sur la logique de la solidarité contre la logique du
capital. Un front du refus
s’organise sur une critique plus radicale qu’aucune des idéologies
formalisées et vise, non pas à prendre le pouvoir, mais à détruire tout pouvoir
que les hommes exercent sur d’autres hommes.
Si ce compte-rendu est plus dense que la moyenne,
c’est que l’ouvrage est particulièrement riche. Il apporte un éclairage sur
l’histoire des idées et des projets de société depuis le siècle des lumières,
tout en revendiquant une volonté d’armer les consciences.
RETOURNEZ LES FUSILS ! Choisir son camp
Jean Ziegler
306 pages – 20 euros
Éditions du Seuil – Paris – octobre 2014
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