Avec ce texte, Michel Barrillon dénonce les manipulations langagières qui travestissent les représentations du totalitarisme soviétique et des démocraties occidentales au point d’inhiber le désir de changer radicalement la vie. En démontrant que les ex-pays socialistes n’étaient pas socialistes parce que fondamentalement capitalistes, il cherche à contribuer à la réhabilitation des programmes utopiques radicaux auxquels la puissance des sociétés établies interdit de voir le jour, du projet d’abolition du capitalisme comme condition de l’émancipation humaine.
Réduire le communiste, vécu par ses premiers propagandistes, ouvriers anonymes, à un synonyme du totalitarisme est aussi incongru que de présenter l’Inquisition de Torquemada comme la réalisation des espérances de fraternité universelle nourries par les premiers chrétiens. Les crimes attribués au communisme doivent figurer au bilan du capitalisme, dans la rubrique des « crimes du capitalisme d’État », sous celle des « crimes du capitalisme privé ».
Lorsque, fin 1847-début 1848, Marx et Engels rédigent le Manifeste communiste, ils considèrent le communisme comme le « mouvement ouvrier » qui agit en vue d’une transformation de la société qui deviendrait « la réunion d’hommes libres travaillant avec des moyens de production communs » dans laquelle disparaitraient la monnaie, le règne de la marchandise, les antagonismes ville/campagne, homme/nature et travail manuel/travail intellectuel, la famille, les classes sociales, l’État et ses appareils idéologiques et répressifs. Les modalités de la lutte doivent préfigurer l’ordre du monde à bâtir et le communisme se vit déjà dans le combat. L’expression malheureuse « dictature du prolétariat » ne renvoie pas du tout à la fin des libertés politiques et à la monopolisation du pouvoir par une minorité contrôlant l’ensemble des appareil d’État, mais à une forme authentique de démocratie directe.
Marx et Weber attribuent au capitalisme la même motivation : l’aura sacra fames (la soif insatiable du gain). Ce processus de valorisation illimité s’est d’abord cantonné dans la seule sphère de la circulation, un capitalisme commercial qui s’est développait en marge des sociétés traditionnelles sans pouvoir fonder de civilisation. Puis il a pris le contrôle de la production à partir du XVIe siècle en Europe occidentale avec la rencontre de l’ « homme aux écus » avec le « travailleur libre et nu » liés par un « contrat social ». « Le capitalisme apparait alors comme le mode de production dans lequel la force de travail est assimilée à une marchandise, et qui a, en conséquence, pour rapport social de production spécifique, le salariat. Dans ce mode de production, les travailleurs mettent en oeuvre des instruments de travail qui ne leur appartiennent pas, pour créer des richesse qu’ils ne posséderont pas, et pour produire des valeurs qui enrichiront leurs employeurs. » Avec le transfert de la propriété du capital du secteur privé à l’État, le rapport social de production demeure un rapport capitaliste d’exploitation.
Le régime économique et social mis en place après l’insurrection de 1917 en Russie présente les invariants du capitalisme : le développement des rapports marchands et du salariat, la production de plus-value et l’accumulation pour l’accumulation, le productivisme, complétés par les éléments constitutifs de l’imaginaire de la modernité : le culte de la science et de la technique, le projet de maîtrise rationnel de la nature par l’homme.
Dès 1899, Lénine dans Le Développement du capitalisme en Russie, jugeait la bourgeoisie russe incapable de remplir sa mission historique à savoir développer le capitalisme en Russie, de sorte qu’il préconisait l’instauration d’un capitalisme d’État de manière à accélérer le mouvement de l’histoire. En septembre 1917 il confirme : « Le socialisme n’est autre chose que le monopole capitaliste d’État mis au service du peuple entier. »
Dans la théorie marxienne de l’histoire, l’accumulation primitive correspond à la phase de transition entre le mode de production féodal et le mode de production capitaliste. Les marxistes russes, considérant que la Russie sortait du féodalisme et ne pouvait sauter l’étape capitalisme, se trouvaient confrontés aux modalités pratiques de l’accumulation primitive de capital dans une société présumée socialiste.
Les bolcheviks emprunteront les meilleurs types d’organisation du travail (banques, cartels, usines modèles,…) et adopteront un mode spécifique d’organisation étatique à l’Allemagne : « le système de direction centralisée de l’économie de guerre » ou « économie mobilisée » mais non commerciale puisque chaque produit est acheté par un organisme central.
Bien qu’il se soit auto-proclamé avant-garde de la classe ouvrière, le parti lui a toujours été étranger. Cette nouvelle classe dominante s’est constituée en trois étapes :
création de l’organisation des révolutionnaires professionnels,
prise de pouvoir par cette organisation en novembre 1917, coup d’État accomplit sans appel aux masses,
liquidation de la vieille garde léniniste par la Nomenklatura stalinienne.
Dans la praxis, la théorie et la pratique sont indissociables et se nourrissent mutuellement au cours de se que Marx appelait l’ « activité vitale consciente » des hommes. Pourtant, Lénine fige la théorie de Marx pour selon laquelle la phase capitaliste est inévitable. Mais c’est la pratique qui réalise la prophétie énoncée par la théorie. En cassant l’unité dialectique de la praxis, il exproprie la classe ouvrière de sa capacité de jugement, de son autonomie et lui impose le rôle dirigeant des intellectuels.
Pourtant, en 1905 comme en 1917, la classe ouvrière a témoigné à travers le mouvement des soviets d’un remarquable sens de l’auto-organisation et d’une volonté de s’affirmer en association de travailleurs libres assumant le contrôle de la production. L’avant-garde auto-proclamée des révolutionnaires professionnels n’a alors, non seulement rien compris à la dynamique révolutionnaire mais s’est contentée de suivre un mouvement qu’elle était sensé guider. Le parti bolchevik, sous l’impulsions de Lénine, alors minoritaire, a joué la carte des soviets pour en prendre le contrôle. En s’emparant du palais d’Hiver le 25 octobre, quelques heures avant la tenue du IIe congrès des soviets de Russie qui allait proclamer le « pouvoir soviétique », il confisque la révolution, brise l’autonomie du mouvement ouvrier et assoie la dictature des apparatchiks.
« En 1917, les ouvriers et les paysans qui n’avaient vraisemblablement lu ni Marx, ni Engels, ni Lénine, ni Trotski, ni Plekhanov… furent assez audacieux pour croire en toute innocence qu’ils pouvaient trouver leur salut en eux-mêmes, dans les soviets, sans avoir besoin d’attendre que le « développement massif du capitalisme » crée les conditions matérielles de leur émancipation. Lénine et Trotsky ne tardèrent pas à leur montrer qu’on ne plaisante pas avec la théorie. »
La théorie de l’histoire dont Marx a exposé les grandes lignes dans sa préface à La Critique de l’économie politique, transcende l’histoire-qui-se-fait et laisse peut de place à la praxis révolutionnaire. D’ailleurs, dès 1873, Bakounine décelait dans ces prises de position, le projet d’instauration d’un « gouvernement despotique des masses prolétaires par une nouvelle et très restreinte aristocratie de vrais et prétendus savants » qui exercera la pouvoir, au nom du « socialisme scientifique […], comme si elle comprenait mieux les intérêts du peuple que le peuple lui-même ». S’il y a bien contradiction entre deux projets, l’un, révolutionnaire, reposant sur l’émancipation et l’autonomie, et un autre, scientifique, fondé sur le culte du progrès, de la raison, de la puissance, de l’efficacité, de la performance, de la domination, de l’avoir…, les épigones de Marx, Engels le premier, ne retiendront de son oeuvre que la « théorie historico-philosophique générale » de l’évolution imposée à tous les peuples et ignorent le scénario qui avait sa préférence. En effet, dans la correspondance de Marx figurent plusieurs mentions dans lesquelles il accorde à la Russie l’économie de la phase capitaliste, en s’appuyant sur la commune rurale.
L’idéologie marxiste-léniniste a contribué à l’annihilation des mouvements autonomes et singulièrement du mouvement ouvrier.
Durant deux siècles, le capitalisme n’a eu de cesse de briser les velléités d’auto-émancipation des travailleurs, en utilisant les mêmes procédés que ceux utilisés pour subjuguer les populations non occidentales : la répression physique par la violence armée puis la répression culturelle par la séduction marchande. « Le XIXe siècle aura été le siècle du capitalisme sauvage, de l’utilisation méthodique des appareils répressifs d’État pour imposer par la force la loi de l’accumulation du capital »: écrasement du mouvement des luddites, fusillade de Fourmies, révolte des canuts, pendus de Chicago, semaine sanglante, etc. Au tournant du siècle, les capitalistes ont développé l’émiettement du travail, combiné au machinisme, pour disqualifier la culture ouvrière fondée sur des espoirs autogestionnaires, encouragés par un courant syndicaliste révolutionnaire naissant. Après la crise de 1929, la question de la réalisation de la plus-value fut résolue en attribuant à l’individu producteur, la fonction de consommateur pour résoudre le problème des débouchés à leur production massive. Aujourd’hui, la crise est utilisée pour maintenir le « despotisme d’entreprise », avec les menaces de délocalisation, de la précarisation, du chômage et des plan sociaux pour discipliner la main d’oeuvre et étouffer toute revendication. Pour perpétuer l’accumulation du capital, le règne de la marchandise envahit l’espace domestique profane avec le principe de la marchandisation du gratuit. Le capitalisme « intégral » ou « généralisé » se met progressivement en place associant ses trois univers constitutifs : la science, la technique et l’entreprise, à un vaste processus de marchandisation de l’homme, des sociétés et de la Terre.
Michel Barrillon appelle à « la renaissance d’un mouvement autonome radicale, porteur d’une utopie émancipatrice réactualisé – radical parce que l’histoire montre que le système capitaliste est capable de phagocyter tous les projets qui ne mettent pas en cause ses fondements. »
Son analyse historique, économique, politique et philosophique, par sa rigueur et sa clarté, fournit des arguments solides pour réfuter tant de commentaires approximatifs. Une lecture sans aucun doute indispensable, pour clore une fois pour toute l’inventaire de la période soviétique.
D’UN MENSONGE DÉCONCERTANT À L’AUTRE
Rappels élémentaires pour les bonnes âmes qui voudraient s’accommoder du capitalisme
Michel Barrillon
170 pages – 11,20 euros
Éditions Agone – Collection « Contre-feux » – Marseille – Septembre 1999
https://agone.org/
Co-édition Comeau & Nadeau Éditeurs – Montréal (Québec)
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