2 mai 2018

QUAND LA GAUCHE ESSAYAIT - Les Leçons du pouvoir (1924, 1936, 1944, 1981)

Les divisions de la gauche française assurèrent la longévité du pouvoir conservateur au XXe siècle et épuisèrent les rares coalitions progressistes parvenant au pouvoir, avant de les épuiser. Avec cette étude comparative du Cartel des gauches (1924-1926), du Front populaire (1936-1938), de la Libération (1944-1947) et des premières années de l’ère mitterrandienne (1981-1986), Serge Halimi établit le bilan de leurs réalisations et de leurs échecs. Il cherche à en tirer des leçons.
« Qu’elle choisisse d’agir trop vite ou de ne rien bouleverser, la gauche française intériorise un manque de confiance en sa capacité de gouverner. »



Aux débuts des années 1920, les socialistes et les communistes voulaient prolonger la république démocratique de 1789 par une république sociale tandis que les radicaux préféraient une évolution graduelle vers plus d’égalité grâce à la généralisation de l’instruction publique : devenus boursiers, des cohortes de fils du peuple, éduqués par l’État, remplaceraient progressivement des élites reproduites par héritage. Pourtant en 1924, une alliance s’établit entre socialistes et radicaux sur la base d’une hostilité partagée au sabre et au goupillon. L’affaire Dreyfus avait servi de révélateur à la démarcation entre la gauche et la droite : l’anticléricalisme contre l’antisémitisme, l’anti-bonabartisme contre l’antiparlementarisme, l’antimilitarisme contre l’anti-pacifisme.
Après la défaite de 1870, la France avait très vite réglé le montant intégral des indemnités exigées par Bismarck, beaucoup plus que ce qu’avait couté la guerre aux Allemands. Le Traité de Versailles avait fixé le montant des réparations à 232 milliards de francs, près du double de ce qu’avait coûté la guerre à la France. L’Allemagne suspendra ses paiements en 1931 et ne versera que 9 milliards, c’est pourtant sur la certitude que « L’Allemagne paiera » que reposent alors les politiques économiques des gouvernements français successifs.
Serge Halimi explique comment celui d’Edouard Herriot renonça aux moindres mesures sociales et se replia dans une passivité attentiste au pied du « mur d’argent », tiraillé par une coalition fragile, paralysé par les milieux économiques et notamment la Banque de France alors dirigée par les principaux dirigeants industriels qui lui imposeront ses choix.

Une douzaine d’année plus tard, la droite qui avait écrasé la Commune avec la complicité de Bismarck, criait « Plutôt Hitler que le Front populaire ». Pourtant, la classe ouvrière allait pousser « son » gouvernement à accomplir plus que ce qu’il avait promis.
Les émeutes des ligues fascistes le 6 février 1934 vont agir comme un électro-choc, provoquant paradoxalement une réaction de défense républicaine plutôt que le triomphe d’un autoritarisme de droite. Les socialistes acceptent d’occuper le pouvoir plutôt que de le laisser à leurs adversaires. Le Parti communiste opère un virement stratégique en juin 1934 et accepte de soutenir une coalition avec ceux qu’il traitait il y peu de « vomissures sociales-démocrates ». Moscou préfère le voir aux manettes plutôt de le pousser dans des perspectives révolutionnaires incertaines, afin de garantir un rempart contre l’expansionnisme nazi.
Le programme a minima du Front populaire est le produit d’un compromis entre ses trois signataires. La victoire électorale repose pourtant sur l’espoir, contre la peur. Et la contestation sociale immédiate tourne à la rébellion ouvrière contre le pouvoir patronal. Les syndicats et le PC vont tenter de la contenir, avec le soutien des patrons, et de désamorcer les possibilités d’une révolution, toujours au nom de la lutte contre le fascisme. Et pourtant, fort paradoxalement, l’impératif morale et l’obligation contractuelle d’aider l’Espagne seront piétinés sous la pression diplomatique de la Grande-Bretagne (exactement comme avec la Tchécoslovaquie, à Munich deux ans plus tard) : en dépit d’un traité entre les deux pays, aucune arme ne sera vendue à Madrid.
La plupart des conquêtes sociales du Front populaire ont été obtenues par la dynamique sociale.


Après guerre, la gauche pu imposer à la bourgeoisie discréditée par la collaboration des nationalisations de grande ampleur, en évinçant les grandes féodalités économiques et financières. Mais c’est la droite qui utilisa ces nouvelles armes économiques et administratives pour reconstruire le capitalisme français, permettant les « Trente glorieuses ».
Si le PCF, fort de ses résultats électoraux et du nombre important de ses adhérents, mise sur une conquête du pouvoir par les urnes, évincé du gouvernement il déclenchera tout de même les grèves insurrectionnelles de 1947. La SFIO, oubliant « la réalité fondamentale de la lutte des classes », envoie les tanks contre les mineurs. La guerre des gauches a facilité la « récupération » par la droite des réformes de la Libération.
Les États-Unis, avec le plan Marshall, utilisent leur assistance alimentaire et financière pour orienter l’évolution de la politique intérieure de l’Hexagone. En 1948, les fournitures américaines représentent 66% de la ration officielle de pain, 60% de l’huile et 20% du charbon consommés en France. Pour résorber la rivalité franco-allemande, ils conditionnent aussi  leur aide à l’élaboration d’un projet européen favorisant la prospérité, meilleur pilier pour l’Alliance atlantique et meilleur client des productions américaines.
Dans les colonies, le messianisme historique des partis « marxistes » se confondait avec la vieille « mission civilisatrice » de la France. Plus la SFIO consent à l’hégémonie américaine en Europe de l’Ouest, plus elle joue à la grande puissance là où elle peut encore, décrétant la répression en Algérie (10 000 morts en 1945), le bombardement de Haiphong (6 000 morts en novembre 1946) et les massacres de Madagascar (80 000 morts en avril 1947). Le PCF acquiesce.


L’expérience mitterrandienne, avec ses trois étapes (regain, repli, recul) va correspondre assez précisément aux rythmes et aux ruptures des trois passages précédents de la gauche au pouvoir. La victoire du 10 mai 1981 est essentiellement due au mauvais bilan de Giscard : 1,7 millions de chômeurs soit quatre fois plus qu’en 1974, taux d’inflation autour de 13%. La gauche de 1981 se présente devant les électeurs avec un programme plus radical que tout ce qu’elle leur a proposé autrefois, à la veille de la « conquête du pouvoir d’État ». L’ambition n’est pas « d’aménager le système capitaliste » mais de lui en substituer un autre. Mais l’histoire va repasser les plats en sanctionnant les leçons mal apprises. Mitterrand va répéter les mêmes erreurs que Léon Blum, avec des dévaluations tardives. Le 23 mars 1983 à onze heures du matin, en ouvrant les frontières et en renonçant à sortir du SME, il choisit l’économie de marché. Le 16 avril 1982, il accorde au CNPF l’arrêt de l’augmentation des « charges sur l’entreprise ». Puis la gauche va triompher… comme gérante de l’austérité, tout en plaidant un dossier qu’elle connait par coeur, celui des circonstances atténuantes.


Comme nombre de livres d’Histoire, celui-ci foisonne d’informations, d’anecdotes, d’analyses, de faits. Nous n’en avons finalement retenus que peu, pour tenter un résumé condensé. Mais nous encourageons vivement les lecteurs intéressés à se plonger dans cette étude brillante et riches d’enseignements. Laissons à l’auteur le dernier mot : « Tout au long du XXe siècle, [la gauche] a accédé au pouvoir grâce à la puissance des passions collectives, dont celle de l’égalité. Et puis elle a accepté de les tamiser, avant de les étouffer sous une couverture de rationalité technique. Cette retraite bureaucratique, cette nouvelle conscience qui ne voit dans le monde que moyens et machines ont forgés les barreaux de sa cage de fer. »



QUAND LA GAUCHE ESSAYAIT
Les Leçons du pouvoir (1924, 1936, 1944, 1981)
Serge Halimi
682 pages – 15 euros
Éditions Agone – Collection « Éléments » – Marseille – Janvier 2018
Première édition sous le titre SISYPHE EST FATIGUÉ - Éditions Robert Laffont - 1993

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